Page:Aimard - Les Bohèmes de la mer, 1891.djvu/123

Cette page a été validée par deux contributeurs.

présentement en Amérique et peut-être Dieu, qui peut tout, vous mettra-t-il en présence.

— Tu me dis cela d’une façon singulière, Sancho.

— N’attache pas à mes paroles plus d’importance qu’elles n’en ont en réalité, ma sœur, continue, je t’écoute.

— La seconde fois, ce fut ici même, à Santo-Domingo, il y a de cela deux ans environ. Le hasard m’avait conduite dans une petite ville nommée San-Juan-de-Goava ; j’étais entrée dans une église ; ma prière terminée, je sortais, lorsque, auprès du bénitier, je me trouvai face à face avec une charmante jeune fille qui me tendit ses doigts mouillés de l’eau sainte. Je ne sais pourquoi, mais à la vue de cette jeune fille inconnue, je tressaillis, je sentis bondir mon cœur dans ma poitrine ; elle me salua avec un doux sourire et se retira. Je demeurai pendant quelques instants immobile, en proie à une émotion étrange qui me serrait le cœur comme dans un étau, les yeux fixés sur elle et la regardant s’éloigner. Enfin je me déterminai à la suivre de loin. Lorsqu’elle fut rentrée chez elle, dans une maison peu éloignée de l’église, je m’informai ; elle se nommait doña Juana d’Avila, était pupille de don Fernando d’Avila ; je m’arrangeai de façon à la rencontrer de nouveau, je lui parlai, peu à peu je parvins à me lier avec elle et à être reçue dans sa maison où elle vivait à peu près seule avec une vieille dueña, nommée ña Cigala, son tuteur, don Fernando d’Avila, résidant à l’île de la Tortue, dont il était gouverneur pour le roi d’Espagne. Doña Juana ne savait rien de sa famille, elle ne se souvenait ni de sa mère, ni de son père, on lui avait donné le nom de son tuteur et elle portait ce nom sans davantage s’en inquiéter ; elles savait, seulement, mais cela d’une façon fort vague, qu’elle avait été confiée tout enfant à don Fernando par un grand personnage appartenant à une des plus illustres familles de la péninsule ; ce personnage, dont le nom semblait être un mystère et n’avait jamais été prononcé devant elle, ne la perdait pas de vue et exerçait sur elle une surveillance qui, bien qu’elle fût occulte, était incessante ; il protégeait activement don Fernando qui lui devait tout et l’avançait rapidement, aussi le brave hidalgo était-il dévoué corps et âme à son généreux protecteur, bien qu’il eût une sincère affection pour sa pupille, qu’il considérait comme son enfant. Tous ces détails, que je mis deux ans à obtenir, excitèrent au plus haut point ma curiosité. N’y pouvant tenir davantage, j’expédiai il y a quelques jours Birbomono à San-Juan-de-Goava, afin d’essayer de découvrir quelque chose de positif qui vînt donner raison au vague espoir qui me brûle le cœur.

— Eh bien ? demanda curieusement don Sancho.

— Eh bien ! mon frère, répondit-elle avec accablement, doña Juana a quitté à l’improviste San-Juan-de-Goava pour rejoindre son tuteur à l’île de la Tortue ; mais, ajouta-t-elle avec une énergie fébrile, j’irai, s’il le faut, à la Tortue, j’interrogerai don Fernando, et…

— Pardon, ma sœur, interrompit don Sancho, n’avez-vous rien de plus à me dire ?

— Rien, mon frère, vous savez maintenant aussi bien que moi ce que ma vie a été depuis notre séparation.