Page:Aimard - Les Bohèmes de la mer, 1891.djvu/122

Cette page a été validée par deux contributeurs.

de secrets pour lui, il partage mes joies et mes peines ; il n’est plus mon serviteur, il est mon ami.

— Je le remercierai, dit le marquis.

— Le remerciement qu’il comprendra le mieux et qui le flattera davantage, mon frère, ce sera, si tu y consens, de lui serrer la main.

— Il est digne de cette distinction, ma sœur, et certes, malgré la distance qui nous sépare, je ne manquerai pas de le faire.

C’était tout ce que doña Clara pouvait exiger du hautain gentilhomme ; elle n’insista pas.

— J’avais fait acheter par Birbomono, sous un nom supposé, ce rancho où nous sommes, je m’y rendis ; depuis je l’ai toujours habité. Cela ne veut pas dire que je ne l’ai jamais quitté : au contraire, souvent j’en suis sortie, demeurant parfois absente des mois, des trimestres, jusqu’à des années entières, laissant pendant ces absences cette misérable maison sous la garde d’un esclave noir nommé Aristide et que j’avais acheté presque enfant. Que te dirais-je de plus, mon frère ? Tantôt sous un déguisement, tantôt sous un autre, je me suis mêlée aux boucaniers, j’ai parcouru les îles, je suis même allée au Mexique, dont mon père était vice-roi. J’ai fait plus encore : j’ai franchi la mer, j’ai parcouru la France et l’Espagne, cherchant partout mon enfant, visitant les plus misérables bourgades, entrant dans les plus pauvres chaumières et toujours en vain, toujours.

Elle pleura ; son frère la regardait avec attendrissement, n’osant l’interrompre. Dans sa douleur, cette mère infortunée lui paraissait grande comme la Niobé antique.

Elle essuya ses larmes d’un geste fébrile et continua d’une voix haletante :

— Deux fois je crus être sur la piste d’une découverte et mon cœur bondit d’espoir. La première ce fut à Madrid : j’appris par hasard qu’un enfant aurait été recueilli par mon père et qu’il relevait avec autant de soin et de tendresse que s’il lui eût appartenu par les liens du sang ; cet enfant je le vis, il avait deux ans alors, il était beau, ses traits mâles et fiers me semblèrent avoir une ressemblance éloignée avec une autre personne. Je parvins à approcher de ce bel enfant et à le faire parler. Il se nommait Gusman de Tudela, mon père était son tuteur ; mais ce nom pouvait être supposé ; je m’informai. Hélas ! je m’étais trompée, ce nom était bien le sien ; cet espoir déçu faillit me rendre folle.

— Pauvre sœur, murmura le marquis en étouffant un soupir ; que fis-tu alors ?

— Je partis, j’abandonnai l’Espagne comme une terre maudite, et pourtant, te l’avouerai-je, mon frère, le souvenir de cet enfant est toujours présent à ma pensée, j’entends encore le son de sa voix si douce et si fraîche qui faisait tressaillir mon cœur de joie. Après tant d’années, ses traits sont si bien gravés dans ma mémoire que si le hasard nous mettait en présence, je le reconnaîtrais, j’en suis certaine. Cela n’est-il pas étrange, dis, mon frère ?

— Bien étrange, en effet, ma chère Clara, mais continue, je te prie ; cet enfant, qui est un homme maintenant, je le connais, moi aussi, il se trouve