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était si compacte, le nombre des curieux si grand qu’il était littéralement impossible d’avancer.

Le lecteur reconnaîtra bientôt que ce n’était pas positivement ainsi ; que les choses s’étaient passées, mais sans doute Birbomono avait certaines raisons de lui connues qui l’engageaient à altérer légèrement la vérité.

Tout en parlant, Birbomono prêtait l’oreille à un bruit presque imperceptible d’abord, mais qui grandissait d’instant en instant. La señora n’écoutait et n’entendait rien autre chose que ce que lui rapportait Birbomono. Toute son attention était concentrée sur ce récit.

— Cependant, reprit-il en élevant la voix, à force de ruse et de patience, je parvins à pénétrer dans le palais et à entrer dans la salle même où se trouvait le gouverneur. Alors il se passa une chose singulière : Son Excellence qui, en ce moment, était en grande conversation avec l’alcalde mayor, ne m’eut pas plus tôt aperçu que, me reconnaissant tout de suite et laissant là le magistrat sans plus de cérémonie, elle s’avança vivement vers moi en m’appelant par mon nom.

— C’est prodigieux ! après si longtemps !

— Quatorze ans au moins.

« Le gouverneur me prit alors à part, sans s’occuper davantage des autres personnes, et commença à me questionner. Vous comprenez, madame, que la conversation fut longue et intéressante entre nous ; j’en avais long à lui dire.

— Hélas ! murmura-t-elle en soupirant, pauvre Sancho, que j’aimais tant ! il ne me reconnaîtrait plus maintenant.

— Pourquoi donc, madame ?

— La douleur m’a si cruellement changée, mon ami, que je suis méconnaissable ; et pourtant, je serais si heureuse de le voir !

— Cela ne tient qu’à vous.

— Je n’ose aller le trouver, mon ami.

— Pourquoi ne viendrait-il pas, lui ?

— Le voudrait-il ? murmura-t-elle en soupirant.

— Si vous lui en témoigniez le désir, madame, je suis convaincu qu’il accourrait aussitôt.

— Hélas ! c’est impossible, mon ami ; il est riche, heureux, puissant ; il me croit morte, peut-être.

— Ne lui ai-je pas tout révélé ?

— C’est vrai, mais je n’appartiens plus au monde ; je suis une créature maudite. Lui-même, s’il me voyait, me renierait sans doute.

— Oh ! quelle affreuse pensée avez-vous donc là, señora ! lui, don Sancho, qui vous aimait tant, vous renier ! Oh !

— Le malheur rend injuste, mon ami ; je lui pardonnerais de ne plus m’aimer, mais je ne voudrais pas m’exposer à son mépris.

— Oh ! madame, madame, vous êtes cruelle.

— Oui, c’est vrai ; mais c’est que je l’aime, moi, voyez-vous, mon ami, je l’aime comme il y a vingt ans ; et s’il était là près de moi, à cette place, il me