Page:Aimard - Les Bohèmes de la mer, 1891.djvu/116

Cette page a été validée par deux contributeurs.

et un jours que vous m’avez quittée, sans doute tout ce temps-là vous ne l’avez pas passé à Santo-Domingo.

— Non certes, señora, répondit-il en s’inclinant ; d’ailleurs j’ai été obligé de faire le grand tour pour me rendre à la capitale puisque vous m’aviez ordonné de passer par San-Juan-de-Goava.

— En effet, reprit-elle vivement, et vous êtes sans doute demeuré longtemps dans cette ville ?

— Mon Dieu non, répondit-il avec une feinte indifférence, deux heures à peine, le temps de prendre quelques renseignements, puis je suis parti.

— Et ces renseignements ?

— Les voici : vous m’aviez, señora, chargé d’une lettre pour doña Juana d’Avila ; cette lettre, je vous la rapporte.

— Vous me la rapportez ! s’écria-t-elle avec un frémissement intérieur ; il n’est pas possible qu’elle ait refusé de la recevoir.

— Dona Juana d’Avila n’est plus à San-Juan-de-Goava, señora, elle est partie à l’improviste pour rejoindre son tuteur à l’île de la Tortue dont il est gouverneur.

— Oh ! fit-elle en laissant tomber avec accablement sa tête sur la poitrine, hélas ! mon pauvre Birbomono, vous êtes bien réellement pour moi un messager de mauvaises nouvelles.

— Vous m’en voyez désespéré, señora, mais ne vaut-il pas mieux dire la vérité que vous entretenir de mensonges, dont le moindre hasard vous ferait un jour ou l’autre reconnaître la fausseté, ce qui vous rendrait plus malheureuse encore ?

— Oui, vous avez raison ; cette brusque franchise, si pénible qu’elle me soit, est encore préférable.

— D’ailleurs, madame, l’île de la Tortue n’est pas si éloignée qu’on ne puisse s’y rendre.

— Continuez, continuez.

— De San-Juan-de-Goava, où rien ne me retenait plus, puisque j’y étais allé seulement pour doña Juana et que doña Juana l’avait quitté, je partis pour Santo-Domingo. Je fus surpris en entrant dans la ville de la trouver en fête. Les maisons étaient garnies de tapisseries, les rues jonchées de fleurs et encombrées par les habitants dans leurs plus beaux atours, les navires mouillés dans le port étaient pavoisés et faisaient gronder leur artillerie en salves continuelles. Surpris outre mesure par ces marques de la joie publique, je me creusais vainement la tête pour deviner quelle grande fête pouvait motiver de si éclatantes démonstrations ; naturellement, je ne trouvais rien. Ce jour était un mardi, jour fort ordinaire, dédié à saint Polycarpe, saint fort modeste, pour la fête duquel on ne se serait pas donné tant de mouvement. Tout en réfléchissant, j’arrivai, poussé par la foule, jusqu’à la place Mayor. Sur cette place, c’était bien autre chose : les troupes de la garnison, dans leur plus belle tenue, étaient rangées devant le palais, et la musique militaire faisait entendre des symphonies qui alternaient avec les roulements formidables, des tambours et les éclats de l’artillerie des vaisseaux. Ne pouvant plus résister à