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et une à gauche laissaient deviner cette distribution, tandis qu’une troisième porte ouvrant de face donnait dans une espèce de salle à manger sans doute commune, meublée d’une table, de quatre chaises et d’un dressoir.

Il était environ dix heures du matin, une femme de trente-huit à quarante ans, dont le visage pâle, les traits fatigués, les yeux éteints, conservaient cependant les traces à demi effacées d’une grande beauté, s’occupait, aidée d’un nègre âgé d’une vingtaine d’années au plus, rieur, vif, alerte et adroit comme un singe, animal auquel il ressemblait singulièrement, s’occupait, disons-nous, à disposer la table pour le repas du matin.

Cette dame, plongée en apparence dans une triste rêverie, s’interrompait parfois pour jeter un long regard au dehors, ou pour prêter l’oreille à des bruits vagues, puis elle hochait la tête, poussait un soupir et reprenait sa tâche qu’elle interrompait de nouveau un instant après.

Lorsqu’elle eut enfin terminé de mettre le couvert, le nègre la laissa seule. Elle tomba plutôt qu’elle ne s’assit sur une butacca placée près de la fenêtre, et elle demeura immobile, les yeux ardemment fixés sur l’entrée de la vallée, parfaitement visible de l’endroit où elle se trouvait.

— Il ne viendra pas, murmura-t-elle plusieurs fois avec découragement ; il est trop tard à présent, il est inutile de l’attendre davantage.

Soudain elle tressaillit, se leva toute droite, poussa un cri étouffé, et s’élança vers la porte avec une précipitation fébrile.

Un cavalier venait d’apparaître, accourant au galop du côté du rancho.

Arrivé devant le péristyle, il sauta à terre, jeta la bride de son cheval au nègre, et se trouva face à face avec la dame.

— Enfin ! s’écria celle-ci avec joie, vous voici donc de retour, je ne vous attendais plus.

— Señora, répondit le nouveau venu, je vous ferai observer que je suis parti de Santo-Domingo à quatre heures du matin, qu’il en est onze à peine, et que j’ai fait près de quinze lieues à franc étrier, à travers des chemins abominables, au risque de me rompre vingt fois le cou, ce qui n’aurait peut-être pas été un grand malheur, mais ce qui n’aurait pas rempli vos intentions, quant au message que je vous porte ; donc, je crois ne pas avoir perdu de temps.

Celui qui parlait ainsi était un homme d’une soixantaine d’années à peu près, vigoureux, bien découplé, aux traits intelligents et dont les yeux vifs et brillants et la chevelure noire témoignaient qu’il n’avait, malgré son âge, rien perdu encore de sa force et de son énergie.

— Pardonnez-moi, mon ami, répondit doucement la dame, je ne savais ce que je disais.

— Vous pardonner, moi, vivo Cristo ! s’écria-t-il avec une affectueuse brusquerie, ne suis-je pas votre serviteur, votre esclave même, prêt à vous obéir en tout au moindre mot, au moindre geste ?

La dame sourit.

— Vous êtes mon ami, et pas autre chose, Birbomono, mon seul ami ; hélas ! ajouta-t-elle avec un soupir, votre dévouement est le seul qui ne m’ait jamais manqué.