Page:Aimard - Les Bohèmes de la mer, 1891.djvu/108

Cette page a été validée par deux contributeurs.

flibustiers étaient comme des oiseaux de proie embusqués dans tous les débouquements des Antilles, prêts à fondre sur les navires espagnols dès qu’ils apparaissaient à l’horizon, ceux-ci ne se risquaient qu’à bon escient à quitter les ports de la côte ferme, et ne s’aventuraient à la mer que lorsqu’ils se croyaient assez nombreux et surtout assez forts pour repousser les attaques de ceux qu’ils flétrissaient du nom de ladrones, voleurs.

Plusieurs jours s’écoulèrent donc avant qu’un convoi assez considérable se trouvât réuni à la Vera-Cruz, d’autant plus que le vice-roi voulut profiter du départ du nouveau gouverneur de Santo-Domingo pour ravitailler cette colonie, qui déjà, grâce à la mauvaise administration du gouvernement espagnol, commençait à coûter énormément cher à la métropole au lieu de lui produire les bénéfices qu’elle était en droit d’attendre d’un pays si richement doté par la nature.

Enfin, quinze navires de haut bord se trouvèrent réunis à l’île Sacrificios par les soins du vice-roi, et le marquis de Peñaflor quitta la Vera-Cruz.

La traversée fut heureuse, soit que les flibustiers eussent provisoirement abandonné leurs embuscades ordinaires, soit, ce qui est plus probable, qu’ils ne se jugeassent pas assez forts pour attaquer l’escadre espagnole ; aucune voile aventurière ne se montra dans les débouquements et le nouveau gouverneur atteignit Santo-Domingo sans avoir été inquiété.

Son arrivée avait été annoncée longtemps à l’avance, de sorte que lorsque l’escadre mouilla en rade, tout était prêt pour recevoir le marquis.

La réception fut magnifique ; les cloches sonnaient à toute volée ; le peuple, réuni en foule compacte sur le passage du gouverneur, poussait de joyeux vivats ; l’artillerie tonnait sans interruption, le trajet du débarcadère au palais du gouvernement fut pour le marquis un continuel triomphe.

Cependant don Sancho était préoccupé, ses regards erraient incessamment sur la foule, comme si parmi ces gens rassemblés sur son passage il eût cherché quelque visage de connaissance.

Le marquis se rappelait, malgré lui, l’époque où, jeune encore, libre et insouciant, il avait pour la première fois débarqué dans cette île pour fuir la tyrannique sujétion de son père et faire visite à sa sœur bien-aimée.

Où était-elle maintenant, cette pauvre Clara, que depuis près de quinze ans il n’avait vue ; qui avait disparu subitement, sans qu’il eût été possible, depuis lors, de connaître son sort et de savoir si elle vivait encore ou si elle avait succombé à l’incurable douleur qui la dévorait ?

Ces pensées s’emparaient malgré lui de l’esprit de don Sancho et le remplissaient d’une amère tristesse, lorsque tout à coup il poussa un cri de surprise, presque de joie, et il s’arrêta court, sans songer au cortège qui l’accompagnait et dont cette halte subite menaçait de compromettre gravement l’ordre.

Les yeux du marquis étaient tombés par hasard sur un homme qui, perdu dans les derniers rangs de la foule, faisait de gigantesques efforts pour atteindre le premier ; cet homme fixait un regard étincelant sur le gouverneur et semblait lui adresser une prière muette.

Don Sancho fit un geste, un alguazil de l’escorte se détacha du cortège,