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ser du territoire dont ils s’étaient si effrontément emparés ; ils reconnurent la faute qu’ils avaient commise, car il leur fallut employer toutes leurs ressources pour reconquérir les points qu’ils s’étaient laissé prendre, et encore comprirent-ils que jamais ils ne demeureraient dorénavant paisibles possesseurs de la Tortue et de la partie de l’île sur laquelle les aventuriers avaient mis le pied.

Ce fut ce qui arriva. Les flibustiers, pour lesquels la possession de la Tortue était fort importante, chaque fois qu’ils en étaient chassés, revenaient bravement à la charge, et, à force de ruse, ils s’en emparaient de nouveau pour se la laisser enlever quelque temps après.

Voilà pourquoi, au moment où s’ouvre notre histoire, nous les voyons occupés à organiser une expédition pour reconquérir l’île, mais cette fois pour tout de bon.

Maintenant que nous avons donné au lecteur les détails indispensables qui précèdent, nous le prierons de nous suivre à Santo-Domingo, capitale de l’île, où vont se passer des événements qu’il est de notre devoir de raconter.

Le marquis don Sancho de Peñaflor avait assisté avec une surprise mêlée d’épouvante à l’astucieuse révélation faite si à l’improviste à don Gusman de Tudela par le duc ; la façon machiavélique dont le vieillard, inspiré par une haine implacable, avait réussi non seulement à intéresser le jeune homme à ses projets, mais encore à se charger, presque avec joie, d’accomplir une vengeance qu’il croyait lui être personnelle, l’avait atterré.

Mais contenu par le respect et surtout par la crainte que lui inspirait le vieillard, il n’avait pas osé risquer une protestation qui, du reste, n’aurait eu aucun résultat ; d’ailleurs, quels motifs aurait-il pu mettre en avant pour désabuser son malheureux cousin et l’empêcher de courir à une mort presque certaine ? Depuis vingt ans sa sœur avait disparu, sans doute elle était morte. Le comte de Barmont, ou pour mieux dire Montbars, le vieil ennemi de sa famille, était donc seul en jeu dans cette affaire. C’était à lui qu’en voulait le duc, c’était lui que poursuivait sa haine ; le marquis, en sa qualité d’Espagnol, n’avait aucunes raisons plausibles pour protéger le célèbre flibustier, qu’il devait au contraire considérer comme l’adversaire le plus redoutable de la puissance castillane et désirer voir succomber ; Montbars était l’âme de la flibuste ; lui mort, les Frères de la Côte ne seraient plus à craindre.

Toutes ses sympathies étaient donc pour son cousin, don Gusman de Tudela, qu’il aimait sincèrement et qu’il voyait avec terreur chargé d’une mission qui devait, si elle était seulement soupçonnée par les aventuriers, causer sa perte et le conduire fatalement à une mort ignominieuse.

N’osant s’expliquer plus clairement de crainte de s’exposer à la colère de son père, le marquis avait donc, autant que cela lui était possible, engagé le jeune homme à ne pas commettre d’imprudence et surtout à ne rien tenter sans l’avoir primitivement consulté.

Il supposait que, une fois gouverneur de Santo-Domingo et loin des regards du duc, il parviendrait à faire renoncer le jeune homme à ses funestes projets et a le tirer du gouffre dans lequel le poussait une main implacable.

Malgré ses réticences, don Gusman avait semblé frappé de ses paroles et lui avait fait la promesse qu’il exigeait de lui.