Page:Aimard - Les Bohèmes de la mer, 1891.djvu/100

Cette page a été validée par deux contributeurs.

se plongea dans une de ces délicieuses rêveries d’amour devant lesquelles pâlissent toutes les froides réalités de la vie.

Qui sait combien de temps se serait prolongé cet état extatique, si tout à coup il n’avait été brutalement rappelé du ciel sur la terre par une sensation désagréable qui n’était autre chose qu’une main s’appesantissant lourdement sur son épaule, tandis qu’une voix goguenarde disait railleusement à son oreille :

— Ah çà ! est-ce que vous dormez, compagnon ?

Philippe tressaillit aux accents de cette voix bien connue, et relevant vivement la tête :

— Non, dit-il, je rêve.

— Bon, alors : si délicieux que soit ce rêve, interrompez-le ; il faut partir.

— Partons, je le veux bien.

— Vous ne me demandez pas ce que j’ai fait et d’où je viens ?

— Que m’importe ?

— Comment, que vous importe ! s’écria le chevalier avec surprise ; devenez-vous fou ?

— Non ; pardon, répondit-il avec embarras, je ne sais ce que je disais, cela m’importe beaucoup au contraire.

— À la bonne heure, donc, vous voilà tout à fait éveillé.

— Oh ! parfaitement, je vous jure, et la preuve, c’est que je suis curieux d’apprendre ce que vous avez découvert.

— Ma foi, je vous avoue à ma honte que je n’ai rien découvert du tout, si ce n’est que l’île est très bien fortifiée et que la garnison est sur ses gardes ; il y a des sentinelles partout.

— Diable ! dit le jeune homme, voilà une fâcheuse nouvelle que vous me donnez là.

— Je le sais bien ; mais qu’y faire ?

— Et vous n’avez découvert aucun endroit faible ?

— Aucun.

— Diable ! diable !

— Et vous, qu’avez-vous surpris ?

— Rien ; il m’a été impossible d’approcher assez pour entendre un mot de ce qui se disait.

— Ainsi nous avons fait buisson creux ?

— Oui, et je crois que nous ferons bien de déguerpir au plus vite.

— C’est aussi mon avis.

— Partons donc, alors.

— Partons.

Ils se rapprochèrent de la brèche, par laquelle ils passèrent l’un après l’autre ; Pitrians fermait la marche.

La descente était d’autant moins facile qu’elle était presque à pic, et qu’à chaque pas les aventuriers risquaient de se rompre le cou ; il arriva même un moment où ils se trouvèrent en quelque sorte suspendus entre le ciel et la terre, sans pouvoir ni remonter, ni descendre.