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moins sensible et moins douloureuse que s’il n’avait pas quitté le toit paternel.

Seul représentant de sa maison désormais, il prit la vie plus au sérieux qu’il ne l’avait fait jusqu’alors et redoubla d’efforts pour rendre à son nom son lustre presque éclipsé et qui, grâce à lui, recommençait déjà à briller d’un nouvel éclat.

Le duc d’Épernon vivait encore ; mais, débris oublié d’une génération presque complètement disparue, octogénaire, maladif et brouillé de longue main avec le cardinal de Richelieu, son influence était nulle et il ne pouvait plus rien pour celui qu’il avait si chaudement protégé quelques années auparavant.

Mais le comte ne se rebuta pas : le service maritime n’était pas envié par la noblesse, les bons officiers étaient rares ; il crut qu’en ayant la précaution de ne se mêler à aucune menée politique, il arriverait, Dieu aidant, à faire un beau chemin.

Un hasard impossible à prévoir devait détruire tous ses projets d’ambition et briser à jamais sa carrière.

Voici comment la chose arriva :

Le comte de Barmont, alors commandant de l’Érigone, frégate de vingt-six pièces de canon, après une croisière assez longue dans les parages d’Alger pour protéger les navires marchands français contre les pirates barbaresques, mit le cap sur le détroit de Gibraltar afin d’entrer dans l’Océan et de retourner à Brest où il avait l’ordre de se rendre, sa croisière terminée ; mais au moment où il allait enfiler ce détroit, il fut surpris tout à coup par une saute de vent, et, après des efforts inouïs pour refouler le courant et continuer sa route, efforts qui n’aboutirent qu’à l’affaler sous la côte d’Afrique à cause de la force de la brise qui se carabinait de plus en plus et de la mer qui se faisait dure et clapoteuse, il fut contraint à louvoyer pendant plusieurs heures et à se réfugier enfin dans le port d’Algésiras, qui se trouvait au vent à lui sur la côte d’Espagne.

Une fois mouillé, affourché solidement et tout paré à bord, le commandant, qui savait par expérience que trois ou quatre jours se passeraient avant que le vent adonnât et lui permît de franchir le détroit, ordonna d’amener son canot et se rendit à terre.

Bien que la ville d’Algésiras soit fort ancienne, elle est petite, mal bâtie et peu peuplée ; à cette époque surtout elle ne formait pour ainsi dire qu’une médiocre bourgade. Ce n’est que depuis que les Anglais se sont emparés de Gibraltar, situé de l’autre côté de la baie, que les Espagnols ont compris l’importance pour eux d’Algésiras et en ont fait un port régulier.

Le capitaine n’avait d’autre motif, pour se faire porter à Algésiras, que cette inquiétude naturelle aux marins, qui les pousse à abandonner leur bord aussitôt qu’ils mouillent sur une rade.

Les relations commerciales n’étaient pas alors établies comme elles le sont aujourd’hui : les gouvernements n’avaient pas encore pris la coutume d’envoyer dans les ports étrangers des résidents chargés de surveiller leurs nationaux et de protéger leurs transactions, en un mot les consulats n’avaient pas