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à ces affreux projets de vengeance. Hélas ! vous serez la première victime de votre haine.

— Ne vous souvenez-vous plus, Bouillot, répondit le comte avec ironie, de ce que, dans notre pays, on dit du caractère des membres de la famille à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir ?

— Oui, oui, monsieur le comte, fit-il en hochant tristement la tête ; je m’en souviens et je le répéterai même si vous le désirez.

— Faites, mon ami.

— Eh bien ! monsieur le comte ; ce dicton, le voici :

« Les Barmont-Senectaire,
Haine de démon, cœur de pierre. »

Le comte sourit :

— Eh bien ! supposeriez-vous que j’aie dégénéré de mes ancêtres ?

— Je ne suppose rien, monsieur, Dieu m’en garde ! répondit-il humblement ; seulement je vois avec épouvante que vous vous préparez un avenir affreux.

— Soit ! je l’accepte dans toute sa rigueur, si Dieu permet que j’accomplisse mon serment.

— Hélas ! monsieur le comte, vous le savez, l’homme propose ; vous êtes en ce moment prisonnier du cardinal ; réfléchissez, je vous en supplie ; qui sait si jamais vous sortirez de la prison dans laquelle je vous conduis ? Consentez à être libre.

— Non, cessez vos prières ! le cardinal n’est pas immortel. Si ce n’est avant, ma liberté me sera rendue après sa mort, qui ne peut tarder, je l’espère. Et maintenant, retenez bien ceci : mon intention est tellement immuable que si, malgré mes ordres, vous m’abandonniez ici, dans l’auberge où nous sommes, le premier usage que je ferais de cette liberté que vous m’auriez rendue, serait de m’aller livrer aussitôt entre les mains de Son Éminence. C’est bien entendu, n’est-ce pas ?

Le vieux serviteur courba la tête sans répondre, et deux larmes coulèrent le long de ses joues.

Cette douleur muette, si vraie et si touchante, émut le comte plus qu’il ne l’aurait pensé ; il se leva, prit la main du pauvre homme, et la serrant à plusieurs reprises :

— Ne parlons plus de cela, Bouillot, lui dit-il d’une voix affectueuse ; bien que je ne veuille pas en profiter, votre dévouement m’a profondément touché, je vous en conserverai une éternelle rebonnaissance. Allons, embrassez-moi, mon vieil ami, et ne nous attendrissons pas davantage ; nous sommes des hommes, et non des enfants poltrons, que diable !

— Oh ! c’est égal, monsieur le comte, je ne me tiens pas pour battu, répondit le recors en se jetant dans les bras ouverts pour le recevoir ; vous ne m’empêcherez pas, de près ou de loin, de veiller sur vous.

— À cela je ne m’oppose pas, mon ami, répondit le comte en riant, faites comme vous le voudrez ; d’ailleurs, ajouta-t-il sérieusement, je vous avoue que je ne serai pas fâché, lorsque je serai séquestré du monde, de savoir ce