— C’est bien ; seulement, Seigneurie, veuillez pendant quelque temps ne pas presser l’allure de votre cheval : nous sommes encore près de l’habitation, la moindre imprudence suffirait pour donner l’éveil.
— Pensez-vous donc qu’ils se hasarderaient à nous poursuivre ?
— Isolément, non, sans doute, mais nombreux comme ils le sont, ils n’hésiteraient pas, d’autant plus que, d’après ce que je leur ai entendu dire, ils se croient certains que les boucaniers ne sont jamais venus dans ces parages, ce qui double leur bravoure, dont ils ne seraient peut-être pas fâchés de donner une preuve à nos dépens.
— Parfaitement raisonné ; réglez notre marche comme vous le jugerez convenable, nous n’agirons que d’après vos avis.
Ils se mirent en route ; à part les précautions qu’ils étaient obligés de prendre pour ne pas être découverts, ce voyage n’avait rien de désagréable, par une nuit claire et embaumée, sous un ciel pailleté d’étoiles brillantes, au milieu du plus délicieux paysage dont la transparence de l’atmosphère laissait deviner les plus simples accidents.
Après une heure passée ainsi à un trot modéré, la marche devint insensiblement plus rapide, et les chevaux, s’excitant peu à peu, finirent par prendre le galop, train auquel, pendant un laps de temps assez considérable, leurs cavaliers les maintinrent.
Doña Clara, penchée sur le cou de sa monture, les regards avidement fixés en avant, semblait accuser la lenteur de cette course qui cependant avait acquis la rapidité fiévreuse d’une poursuite ; parfois elle se penchait vers son frère qui se tenait sans cesse à ses côtés, et d’une voix entrecoupée :
— Arriverons-nous bientôt ? lui demandait-elle.
— Bientôt, patience, ma sœur, répondait le jeune homme en étouffant un soupir de pitié pour cette angoisse qui serrait le cœur de sa sœur.
Et la course continuait plus rapide encore.
Déjà les étoiles s’éteignaient dans le ciel, l’atmosphère se rafraîchissait, l’horizon s’irisait de larges bandes nacrées, une légère brise de mer apportait aux voyageurs ses senteurs alcalines, la nuit tout entière était écoulée ; tout à coup, au moment où les cavaliers allaient émerger d’un bois touffu dans lequel depuis une heure environ ils suivaient une sente de taureaux sauvages, et allaient entrer dans la savane, le mayordomo, qui marchait quelques pas en avant, fit subitement cabrer son cheval, et se penchant en arrière :
— Arrêtez, au nom du Ciel ! s’écria-t-il d’une voix étouffée, que l’émotion rendait chevrotante.
Les jeunes gens obéirent, tout frémissants, ne comprenant rien à cet ordre.
Le mayordomo se pencha vers eux :
— Regardez ! murmura-t-il, en étendant le bras vers la savane.
Un galop rapide qui se rapprochait de seconde en seconde, mais que le bruit de leur marche les avait empêchés d’entendre, frappa alors leurs oreilles, puis, presque aussitôt, ils virent, à travers le rideau de feuillage qui les dérobait aux regards, passer plusieurs cavaliers emportés comme par un ouragan.