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Il regarda : tous les verres étaient vides.

— Il y a unanimité, dit-il, c’est bien ; frère Belle-Tête, vous êtes élu gouverneur de Port-Margot.

— Frères, dit celui-ci en saluant à la ronde, je vous remercie de m’avoir donné vos suffrages, je ne tromperai pas votre attente. Notre colonie, dussé-je m’ensevelir sous ses ruines, ne tombera jamais entre les mains des Espagnols ; vous savez trop bien qui je suis pour douter de mon serment. Je compte aujourd’hui même me mettre à ma besogne ; ainsi que nous l’a fort bien dit l’amiral, nous n’avons pas un instant à perdre ; rapportez-vous-en à moi du soin de sauvegarder vos intérêts.

— Avant de nous séparer, dit Montbars, il serait bon, je crois, de convenir de garder, pendant quelques jours encore, nos déterminations secrètes.

— Demain, on pourra les divulguer sans danger, reprit Belle-Tête, seulement laissez-moi, frères, choisir parmi vous les quelques auxiliaires dont j’ai besoin.

— Faites, dirent les flibustiers.

Belle-Tête nomma huit aventuriers dont il connaissait la bravoure aveugle ; puis il s’adressa une dernière fois aux délégués, qui déjà se levaient et se préparaient à quitter le bord.

— Vous vous souvenez bien, n’est-ce pas, que je suis considéré comme chef d’une expédition.

— Oui, répondirent-ils.

— En conséquence, vous me devez la plus complète obéissance pour tous les ordres que je vous donnerai, dans l’intérêt commun.

— Oui, firent-il encore.

— Vous me jurez donc de m’obéir sans hésitation comme sans murmures ?

— Nous le jugerons.

— C’est bien, maintenant, au revoir, frères.

Les pirogues avaient été rappelées par le pavillon hissé au grand mât ; quelques minutes plus tard, tous les délégués avaient quitté le navire, excepté Belle-Tête et les huit officiers choisis par lui.

Montbars et Belle-Tête demeurèrent enfermés ensemble pendant plusieurs heures, convenant sans doute entre eux des mesures qu’il fallait adopter pour obtenir le plus tôt possible le résultat désiré ; puis, un peu avant le coucher du soleil, le nouveau gouverneur prit congé de l’amiral, s’embarqua dans un canot préparé exprès pour lui, et retourna à terre suivi par ses officiers.

Vers onze heures du soir, lorsque la ville paraissait complètement endormie, que toutes les portes étaient fermées, toutes les lumières éteintes, un observateur auquel il aurait été permis de voir ce qui se passait, aurait assisté à un étrange spectacle.

Des hommes armés se glissaient sournoisement hors des maisons en jetant à droite et à gauche des regards interrogateurs qui semblaient vouloir percer les ténèbres profondes dont ils étaient entourés, ils se rendaient isolément, en étouffant le bruit de leurs pas, sur la grande place et là se joignaient à d’autres