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quelques-unes de ces lois dont ils avaient cru pouvoir s’affranchir à tout jamais, et qui sont les seules conditions de viabilité des sociétés.

Sous l’influence toute-puissante de Montbars et des membres de l’association des Douze, disséminés dans l’assemblée, on discuta et on arrêta immédiatement les mesures urgentes ; mais lorsque tout fut convenu, le conseil se trouva soudain arrêté net par une difficulté à laquelle il n’avait nullement songé : qui serait chargé de mettre ces mesures à exécution, nul des boucaniers n’ayant d’autorité reconnue sur les autres ?

La difficulté était grande, presque insurmontable ; cependant ce fut encore Montbars qui réussit à l’aplanir à la satisfaction générale.

— Rien de plus facile, dit-il, que de trouver l’homme dont nous avons besoin. C’est ici un cas exceptionnel, agissons donc selon les circonstances, élisons un chef ; comme pour une expédition dangereuse, prenons-le énergique et intelligent, ce qui nous est la moindre des choses puisque nous n’avons que l’embarras du choix ; ce chef sera élu par nous, le premier pour un an, ceux qui le suivront ne le seront que pour six mois, afin de parer aux abus de pouvoir que plus tard ils pourraient avoir l’intention de commettre. Ce chef prendra le titre de gouverneur, et gouvernera en réalité toutes les affaires civiles, aidé par un conseil composé de sept membres, choisis par les habitants, plus des agents subalternes nommés par lui ; les lois qu’il appliquera existent, ce sont celles de notre association ; il est bien entendu que le gouverneur veillera, comme un capitaine à son bord, sur la sûreté de la colonie et sera passible, en cas de trahison, de la peine de mort. Cette proposition est, je le crois, la seule que nous puissions prendre en considération ; vous agrée-t-elle, frères ; l’acceptez-vous ?

Les délégués répondirent par une affirmation unanime.

— Alors procédons sans retard à l’élection.

— Pardonnez, frères, dit Belle-Tête, j’ai, si vous me le permettez, quelques observations à soumettre au conseil.

— Parlez, frère, nous vous écoutons, répondit Montbars.

— Je me propose, reprit nettement Belle-Tête ; pour être gouverneur, non point par ambition, cette ambition serait absurde, mais parce que je crois être en ce moment le seul homme de la situation : tous vous me connaissez, je ne ferai donc pas mon apologie. Certaines raisons m’engagent à essayer, si cela est possible, de retirer ma parole et de ne pas suivre l’expédition à laquelle cependant je suis convaincu que je rendrai de grands services, si vous me choisissez pour gouverneur.

— Vous avez entendu, frères, dit Montbars ; consultez-vous ; mais d’abord remplissez vos verres ; vous avez dix minutes pour réfléchir ; dans dix minutes, tous les verres qui n’auront pas été vidés seront considérés comme des votes négatifs.

— Ah ! traître, dit Michel le Basque en se penchant, en riant, à l’oreille de Belle-Tête, auprès duquel il était assis ; je sais pourquoi vous voulez rester au Port-Margot.

— Vous ? allons donc ! reprit-il avec embarras.

— Pardieu ! ce n’est pas difficile à deviner : vous êtes pris, compagnon.