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fixaient des regards de convoitise sur les provisions étalées devant eux et suivaient d’un œil ardent chaque morceau englouti par les aventuriers.

Ils mangeaient ainsi silencieusement depuis quelque temps déjà, lorsque les venteurs relevèrent la tête en aspirant l’air avec inquiétude, puis donnèrent quelques éclats de voix ; presque aussitôt la meute tout entière commença à aboyer avec fureur.

— Eh ! eh ! fit le Poletais en buvant une gorgée d’eau-de-vie coupée d’eau et passant la gourde à l’engagé, qu’est-ce que cela signifie ?

— Quelque voyageur, sans doute, répondit insoucieusement l’Olonnais.

— À cette heure, reprit le boucanier, en levant les yeux au ciel et consultant les étoiles, comment diable ! il est plus de huit heures du soir.

— Dame ! j’ignore ce que cela peut être, mais tenez, je ne sais si je me trompe, il me semble entendre le galop d’un cheval.

— C’est pardieu vrai, mon fils, tu ne te trompes pas, reprit le boucanier, c’est bien le pas d’un cheval, en effet ; allons, la paix ! vous autres, s’écria-t-il, en s’adressant à ses chiens qui redoublaient leurs abois et paraissaient prêts à s’élancer en avant, la paix, couchez-vous, mille diables !

Les chiens, habitués sans doute depuis longtemps à obéir aux accents impérieux de cette voix, vinrent immédiatement reprendre leurs places et cessèrent leur étourdissant vacarme, tout en continuant cependant à gronder sourdement.

Cependant le galop du cheval que les chiens avaient entendu à une grande distance se rapprochait rapidement ; bientôt il fut parfaitement distinct et enfin au bout de quelques minutes un cavalier émergea de la forêt et devint visible bien que, à cause de l’obscurité de la nuit, il ne fût pas encore possible de reconnaître quel était cet homme.

En débouchant dans la savane, il arrêta son cheval, parut regarder autour de lui d’un air indécis, pendant quelques instants, puis, lâchant de nouveau la bride à sa monture, il se dirigea au grand trot vers le boucan.

Arrivé devant les deux hommes, qui continuaient tranquillement à souper, tout en le surveillant du coin de l’œil, il inclina la tête et leur adressa la parole en espagnol.

— Braves gens, leur dit-il, qui que vous soyez, je vous prie, au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, d’accorder, pour cette nuit, l’hospitalité à un voyageur égaré.

— Voilà du feu, voilà de la viande, répondit laconiquement le boucanier dans la même langue dont s’était servi l’étranger, reposez-vous et mangez.

— Je vous remercie, répondit-il.

Il mit pied à terre ; dans le mouvement qu’il fit pour quitter la selle, son manteau s’entr’ouvrit et les boucaniers s’aperçurent que cet homme était revêtu d’un costume religieux. Cette découverte les surprit sans cependant qu’ils le laissassent paraître.

De son côté l’inconnu fit un geste de frayeur, aussitôt réprimé, en reconnaissant que, dans la précipitation qu’il avait mise à chercher un abri pour la nuit, il était venu donner dans un boucan d’aventuriers français.

Cependant ceux-ci lui avaient fait place auprès d’eux et pendant qu’il entra-