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les boucaniers de Port-Margot et Port-de-Paix ; je préfère le laisser vous expliquer lui-même ce qu’il attend de nous ; de cette manière, nous parviendrons plus facilement à nous entendre. Parlez donc, je vous prie, frère, nous vous écoutons.

Le Poletais se versa d’abord un plein verre de rhum qu’il avala ensuite d’un seul trait, sans doute pour s’éclaircir les idées ; puis, après deux ou trois hem ! sonores, il se décida enfin à prendre la parole.

— Frères, dit-il, quel que soit le nom qu’on nous donne, flibustiers, boucaniers ou habitants, notre origine est commune, n’est-ce pas ? et nous sommes tous aventuriers ? Donc, nous nous devons aide et protection les uns aux autres, comme de francs matelots que nous sommes ; mais pour que cette protection soit efficace, que rien ne puisse affaiblir, dans l’avenir, l’alliance qu’aujourd’hui nous contractons, il faut que nous, comme vous, nous trouvions un bénéfice réel à cette alliance, n’est-il pas vrai ?

— Parfaitement raisonné, appuya Michel.

— Donc voici en deux mots ce qui se passe, reprit le Poletais. Nous sommes ici, nous autres boucaniers et habitants, un peu comme l’oiseau sur la branche, pourchassés continuellement par les Gavachos, qui nous traquent comme des bêtes fauves, partout où ils nous surprennent, soutenant une lutte inégale dans laquelle nous finirions par succomber, ne sachant pas aujourd’hui si nous vivrons demain, et perdant peu à peu tout le terrain que dans le principe nous avons gagné ; cet état de choses déplorable ne saurait plus longtemps durer sans amener une catastrophe, qu’avec votre aide nous espérons, non seulement conjurer, mais encore empêcher définitivement ; en vous emparant de la Tortue qui est mal gardée, et sera mal défendue, vous nous procurez un abri sûr en cas de danger, un refuge toujours ouvert au moment d’une crise ; mais ce n’est pas tout, il faut nous assurer des frontières, pour que la tranquillité règne dans notre colonie, que les navires marchands ne craignent pas d’entrer dans nos ports, et que nous trouvions un débouché pour l’écoulement de nos cuirs, de nos viandes boucanées et de nos suifs. Ces frontières sont faciles à assurer, il ne s’agit pour cela que de s’emparer de deux points, un dans l’intérieur, que les Espagnols appellent la Savane grande de San-Juan, que nous avons nommé, nous, le Grand-Fond. Le bourg de San-Juan n’est que médiocrement fortifié et habité seulement par des mulatos, ou hommes de sang mêlé dont nous aurons facilement raison.

— Ce Grand-Fond, ainsi que vous le nommez, n’est-il pas traversé par l’Artibonite ? demanda Montbars, en échangeant un regard d’intelligence avec l’Olonnais, qui se tenait debout à ses côtés.

— Oui, reprit le Poletais, et, au centre, se trouve un hatto nommé le Rincon, appartenant, je crois, au gouverneur espagnol.

— Ce serait un coup de maître que de s’emparer de cet homme, dit Michel le Basque.

— Oui, mais il y a peu de probabilité que nous réussissions à le prendre, il doit être à Santo-Domingo, fit le Poletais.

— C’est possible, continuez.

— L’autre point est un port appelé Leogane, où, comme disent les Espa-