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Après s’être raffermi sur sa selle, il s’avança à petits pas vers l’inconnu en l’examinant curieusement.

C’était un homme jeune encore, d’une taille moyenne mais bien prise et vigoureusement charpentée ; ses traits réguliers, énergiques et assez beaux, respiraient l’audace et l’intelligence ; le froid, le chaud, la pluie et le soleil, auxquels il avait depuis longtemps sans doute été exposé, avaient donné à son visage une couleur de bistre fort prononcée ; bien qu’il portât toute sa barbe, elle était cependant taillée assez courte.

Son costume, d’une simplicité pour ainsi dire primitive, se composait de deux chemises, d’un haut-de-chausse et d’une casaque, le tout de grosse toile, mais tellement couvert de taches de sang et de graisse qu’il était impossible d’en reconnaître la couleur primitive. Il portait une ceinture en cuir à laquelle pendaient d’un côté un étui en peau de crocodile dans lequel étaient quatre couteaux et une baïonnette, de l’autre une grande calebasse bouchée avec de la cire et remplie de poudre et un sac en peau contenant des balles ; il portait en bandoulière une petite tente en toile fine tordue et réduite au plus mince volume, et en guise de chaussure deux espèces de bottes faites de cuir de taureau non tanné ; ses cheveux assez longs, attachés avec une peau de vivora, s’échappaient d’un bonnet de fourrure qui recouvrait sa tête et était par devant garni d’une visière.

Son fusil, dont le canon avait quatre pieds et demi, était facile à reconnaître à la forme étrange de sa monture pour avoir été fabriqué par Brachie, de Dieppe, qui, avec Gélin, de Nantes, avait seul le monopole de la fabrication des armes des aventuriers ; ce fusil était d’un calibre de seize à la livre.

L’aspect de cet homme ainsi armé et accoutré avait réellement quelque chose d’imposant et de redoutable.

On se sentait instinctivement en face d’une nature puissante, d’une organisation d’élite, habituée à ne compter que sur elle-même et qu’un danger, si grand qu’il fût, ne devait ni étonner ni même émouvoir.

Tout en continuant à s’avancer vers le taureau, il avait jeté un regard de côté aux deux chasseurs, puis, sans autrement s’occuper d’eux, il avait sifflé ses braques et ses venteurs, qui avaient aussitôt abandonné la poursuite du troupeau et étaient docilement venus se ranger autour de lui, et, sortant un couteau de son étui, il s’était mis en devoir d’écorcher l’animal gisant à ses pieds.

En ce moment le comte arriva auprès de lui.

— Eh ! lui dit-il d’une voix brève, qui êtes-vous et que faites-vous dans ce canton ?

Le boucanier, car c’en était un, releva la tête, regarda d’un air narquois l’homme qui lui adressait la parole sur un ton si péremptoire, et, haussant les épaules avec dédain :

— Qui je suis ? répondit-il en raillant, vous le voyez, je suis un boucanier ; ce que je fais, j’écorche un taureau que j’ai tué. Après ?

— Mais, de quel droit vous permettez-vous de chasser sur mes terres ?

— Ah ! ces terres sont à vous ? j’en suis bien aise.