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— Pourquoi non ? seriez-vous le premier Espagnol qui n’aurait pas craint de profaner un saint habit afin d’espionner plus facilement nos démarches !

— Malheureusement ce que vous dites est vrai, cela n’est arrivé que trop souvent ; quant à moi, je suis bien réellement un moine.

— Je vous crois, jusqu’à preuve du contraire ; continuez donc.

— Soit ; je suis directeur de plusieurs dames de qualité de l’île d’Hispaniola ; une entre autres, jeune et belle, arrivée depuis peu de temps aux Îles avec son mari, semble dévorée d’une douleur incurable.

— Ah ! que puis-je faire à cela, mon père, s’il vous plaît ?

— Je ne sais ; seulement voici ce qui s’est passé entre cette dame et moi : cette dame, qui, ainsi que je vous l’ai dit, est jeune et belle, et dont la charité et la bonté sont inépuisable, passe la plus grande partie de ses journées dans son oratoire, agenouillée devant un tableau représentant Notre-Dame de la Merci, la priant avec des larmes et des sanglots. Intéressé malgré moi par cette douleur si vraie et si profonde, j’ai, à plusieurs reprises, usant du droit que me donne mon saint ministère, essayé de pénétrer dans ce cœur ulcéré et d’amener de la part de ma pénitente une confidence qui me permettrait de lui donner quelques consolations.

— Et vous n’avez pas réussi sans doute, n’est-ce pas, mon père ?

— Hélas ! non, je n’ai pas réussi.

— Permettez-moi de vous répéter que, jusqu’à présent, je ne vois dans cette histoire fort triste, mais qui est un peu celle de la plupart des femmes, rien de bien intéressant pour moi.

— Attendez, mon frère, voilà que j’y arrive.

— Voyons alors.

— Un jour que cette dame me paraissait être plus triste encore que de coutume et que je redoublais d’efforts auprès d’elle pour la décider à m’ouvrir son cœur, vaincue sans doute par mes sollicitations, elle me dit ces paroles, que je vous répète textuellement : « Mon père, je suis une malheureuse créature, lâche et infâme, une malédiction terrible pèse sur moi ; un homme seul a le droit de connaître le secret que j’essaye en vain d’étouffer dans mon cœur, de cet homme dépend mon salut, il peut me condamner ou m’absoudre, mais quel que soit l’arrêt qu’il prononce, je me courberai sans murmures sous sa volonté, trop heureuse de racheter à ce prix le crime dont je me suis rendue coupable. »

Pendant que le moine prononçait ces paroles, le visage déjà si pâle de l’aventurier était devenu livide, un tremblement convulsif agitait ses membres, et malgré ses efforts pour paraître calme, il fut contraint de s’appuyer contre un des piquets de la tente pour ne pas tomber sur le sol.

— Continuez, fit-il d’une voix rauque ; et cette femme vous nomma-t-elle cet homme ?

— Elle le nomma, mon frère : « Hélas ! me dit-elle, malheureusement l’homme dont dépend ma destinée est l’ennemi le plus implacable de notre nation, c’est un des principaux chefs de ces féroces aventuriers qui ont juré à l’Espagne une guerre sans merci ; jamais je ne le rencontrerai, sinon dans l’horreur d’un combat ou le sac d’une ville incendiée par ses ordres ; en un mot,