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et un homme à moi à bord du lougre, où il sera surveillé de façon à ne pouvoir nous fausser compagnie.

— Je m’en rapporte à toi pour cela ; je te remercie, frère, de m’avoir débarrassé de ce drôle.

Tout en causant ainsi, les deux hommes arrivèrent à l’endroit où devait avoir lieu la vente des engagés aux colons.

À droite de la place se trouvait un vaste hangar construit en planches mal équarries, ouvert au vent et à la pluie ; au centre de ce hangar on avait préparé une table pour les employés et secrétaires de la Compagnie, chargés de procéder à la vente et de rédiger les contrats ; un fauteuil avait été réservé pour le gouverneur auprès d’une estrade assez élevée où chaque engagé, homme ou femme, montait à tour de rôle, afin que les acheteurs pussent les examiner à leur aise.

Ces malheureux, trompés par les agents de la Société en Europe, avaient contracté des engagements dont ils ne comprenaient nullement les conséquences, et étaient convaincus qu’à leur arrivée en Amérique, à part une certaine redevance que pendant un temps plus ou moins long ils payeraient à la Compagnie, ils seraient complètement libres de gagner leur vie comme bon leur semblerait ; la plupart étaient des charpentiers, des maçons, des menuisiers, il se trouvait aussi parmi eux des fils de famille et de ces libertins auxquels le travail est antipathique et qui se figuraient qu’en Amérique, le pays de l’or, la fortune venait pour ainsi dire en dormant.

Un navire de la Compagnie était arrivé quelques jours auparavant, amenant cent cinquante engagés parmi lesquels se trouvaient quelques femmes, jeunes et jolies pour la plupart, mais perdues de vices et qui, comme la Manon Lescaut de l’abbé Prévost, avaient été ramassées par la police sur le pavé de Paris, et déportées sans autre forme de procès.

Ces femmes étaient vendues aussi aux colons, non pas en apparence comme esclaves, mais en qualité d’épouses.

Ces unions, contractées à la mode de la bohème, ne devaient durer qu’un laps de temps déterminé qui ne pouvait pas excéder sept ans, à moins du consentement mutuel des époux, clause qui n’était presque jamais invoquée par eux ; ce temps terminé, ils se séparaient et chacun était libre de contracter une nouvelle union.

Les engagés avaient été mis à terre depuis deux jours déjà ; ces deux jours leur avaient été laissés pour qu’ils pussent se remettre un peu des fatigues d’un long voyage fait sur mer, se promener et respirer l’air vivifiant de la terre dont pendant si longtemps ils avaient été privés.

Au moment où les deux aventuriers arrivèrent, la vente était commencée depuis une demi-heure environ, le hangar était encombré par la foule des habitants qui désiraient acheter des esclaves, car nous sommes bien forcé de dire le mot, et les pauvres diables n’étaient pas autre chose.

Cependant, à la vue de Montbars, dont le nom était justement célèbre, les rangs se serrèrent à droite et à gauche, un passage s’ouvrit et il parvint assez facilement, suivi par le capitaine, à aller se placer auprès du gouverneur, M. le chevalier de Fontenay, aux côtés duquel se tenaient les aventu-