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Arrivé à l’entrée du village de la Basse-Terre, au lieu d’y entrer, il le contourna et, s’engageant dans un étroit sentier qui traversait une plantation de tabac, il s’enfonça dans l’intérieur de l’île, se dirigeant vers le mont Misère dont les premiers renflements se faisaient déjà sentir sous ses pieds.

Après une course assez longue, le flibustier s’arrêta enfin à l’entrée d’une gorge aride sur un des versants de laquelle s’élevait une misérable hutte de troncs d’arbre recouverte tant bien que mal en feuilles de palmiers. Un homme se tenait debout sur le seuil de cette hutte ; en apercevant Montbars il poussa un cri de joie et s’élança vers lui en courant à travers les rochers avec la rapidité et la légèreté d’un daim.

Cet homme était O-mo-poua, le Caraïbe ; en arrivant auprès du flibustier, il se jeta à ses genoux.

— Relève-toi, lui dit l’aventurier, à quoi bon me remercier ?

— Mon maître m’a dit, il y a une heure, que je n’appartenais plus à lui, mais à toi.

— Eh bien ! ne te l’avais-je pas promis ?

— C’est vrai, mais les blancs promettent toujours et ne tiennent jamais.

— Tu vois la preuve du contraire ; allons, relève-toi. Ton maître t’a vendu à moi, c’est vrai ; moi, je te donne la liberté ; tu n’as plus qu’un seul maître, Dieu !

L’Indien se leva, il porta la main à sa poitrine, chancela, ses traits se contractèrent et, pendant un instant, il parut en proie à une violente émotion intérieure que, malgré toute la puissance qu’il avait sur lui-même, il ne parvenait pas à maîtriser.

Montbars, calme et sombre, l’examinait attentivement en fixant sur lui un regard scrutateur.

Enfin l’Indien réussit à parler, sa voix s’échappa sifflante de sa gorge.

— O-mo-poua était un chef renommé parmi les siens, dit-il ; un Espagnol l’avait avili en le faisant esclave par trahison et le vendant comme une bête de somme ; toi tu rends à O-mo-poua le rang dont il n’aurait jamais dû descendre. C’est bon. Tu perds un mauvais esclave, mais tu gagnes un ami dévoué ; sans toi je serais mort, ma vie t’appartient.

Montbars lui tendit la main, le Caraïbe la baisa respectueusement.

— Comptes-tu demeurer à Saint-Christophe, ou bien veux-tu retourner à Haïti[1] ?

— La famille d’O-mo-poua, répondit l’Indien, ce qui reste de son peuple erre dans les savanes de Bohio[2], mais où tu iras j’irai.

— Bien, tu me suivras ; maintenant conduis-moi vers l’homme que tu sais.

— Tout de suite.

— Es-tu certain qu’il soit Espagnol ?

— J’en suis certain.

— Tu ignores pour quel motif il s’est introduit dans l’île ?

  1. Nom donné par les Caraïbes à Saint-Domingue. Il signifie : terre Montagneuse.
  2. Maison, autre nom donné par les Caraïbes à Saint-Domingue.