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du même coup, non seulement notre nouvelle colonie, mais encore nos espérances de vengeance.

Ces paroles de Belle-Tête, d’une logique excessivement serrée et qui tombaient parfaitement justes, produisirent un certain effet sur les flibustiers qui commencèrent à échanger entre eux des signes d’intelligence ; mais Montbars ne laissa pas à cet esprit d’opposition le temps de se propager, et reprenant aussitôt la parole :

— Tu aurais raison, frère, dit-il, si, ainsi que tu le supposes, nous placions notre principal établissement sur Saint-Domingue : il est évident que nous serions écrasés par le nombre et contraints d’abandonner honteusement la place ; mais ce serait bien mal me connaître que de supposer que, moi qui porte une haine implacable à cette race infâme des Gavachos, j’ai pu un instant concevoir un tel projet, si je ne m’étais auparavant assuré de sa réussite et du profit qu’il nous procurera.

— Voyons, frère, dit Williams Drack, explique-toi clairement, nous t’écoutons avec la plus sérieuse attention.

— Dans le nord-ouest de Saint-Domingue, séparée seulement de la Grande-Terre par un étroit chenal, se trouve une île longue d’environ huit lieues, entourée de rochers nommés les Côtes-de-Fer, qui rendent tout débarquement impossible, excepté au midi où se trouve un assez beau port, dont le fond est de sable fort menu et où les navires sont abrités de tous les vents qui d’ailleurs ne sont jamais violents dans ces parages ; quelques anses de sable se rencontrent encore disséminées le long des côtes, mais elles ne sont abordables que pour les pirogues. Cette île se nomme l’île de la Tortue, à cause de sa forme qui affecte l’apparence de cet animal. Voilà, frères, où je prétends que nous formions notre établissement principal, ou si vous le préférez, notre quartier général. Le port de Paix et le port Margot, situés en face de la Tortue, nous mettront, quand cela nous conviendra, en communication avec Saint-Domingue ; réfugiés dans notre île, comme dans un fort inexpugnable, nous braverons les efforts de toute la puissance castillane. Mais je ne veux pas vous tromper, je dois tout vous dire ; les Espagnols sont sur leurs gardes ; ils ont prévu que si la course continue, c’est-à-dire s’ils ne parviennent pas à nous détruire, l’excellente position de cette île ne nous échapperait pas, et que probablement nous tenterions de nous en emparer ; aussi l’ont-ils fait occuper par un détachement de vingt-cinq soldats commandés par un alferez. Ne souriez pas, frères, bien que cette garnison soit peu nombreuse, elle est suffisante à cause de la façon dont elle est retranchée et des difficultés qu’offre le débarquement, et puis il lui est facile d’obtenir dans un délai fort court des renforts de la Grande-Terre ; je me suis plusieurs fois introduit déguisé à la Tortue, j’ai visité l’île avec le plus grand soin, vous pouvez donc attacher la plus entière confiance aux renseignements que je vous donne.

— Montbars a raison, dit alors Roc le Brésilien, je connais la Tortue, je suis comme lui persuadé que cette île nous offrira un abri beaucoup plus sûr et beaucoup plus avantageux que Saint-Christophe.

— Maintenant, frères, reprit Montbars, réfléchissez et répondez oui ou non. Si vous acceptez mon offre, je me mettrai en mesure de réaliser mon