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du feu, et donnez-moi à souper ; dépêchons, par la mort-diable ! je tombe d’inanition.

Les valets, intérieurement charmés de jouer un tour à leur maître, ne se firent pas répéter deux fois cet ordre ; en un instant la table fut apportée, le couvert mis, et en rentrant, l’aubergiste trouva le voyageur en train de découper un magnifique perdreau.

Le visage de maître Pilvois prit à cette vue toutes les nuances de l’arc-en-ciel : d’abord pâle, il rougit tellement qu’on en put craindre un coup de sang, tant son émotion fut vive.

— Par exemple, s’écria-t-il en frappant du pied avec colère, c’est trop fort !

— Hein ? fit l’étranger en relevant la tête et s’essuyant la moustache, à qui en avez-vous, bonhomme ?

— À qui j’en ai ? gronda l’aubergiste.

— Oui, et à propos, mon cheval est-il à l’écurie ?

— Votre cheval, votre cheval, grommela-t-il, il s’agit bien de lui, vraiment !

— De quoi s’agit-il donc ? s’il vous plaît, mon maître, demanda l’étranger en se versant une rasade qu’il vida consciencieusement jusqu’à la dernière goutte ; hum ! fit-il, en reposant son verre sur la table avec un geste de satisfaction, c’est du Jurançon, je le reconnais.

Cette indifférence et ce laisser-aller poussèrent au comble la fureur de l’aubergiste, et lui firent oublier toute prudence.

— Pardieu ! dit-il, en s’emparant résolument du flacon, l’audace est singulière, de s’introduire ainsi dans une maison honnête sans l’autorisation des gens ; décampez au plus vite, mon beau seigneur, si vous ne voulez pas qu’il vous arrive mal, et allez chercher ailleurs qui vous héberge ; car, pour ce qui est de moi, je ne puis et ne veux le faire.

L’étranger, pendant ce discours, n’avait pas sourcillé ; il avait écouté maître Pilvois sans témoigner la plus légère impatience ; lorsque l’aubergiste se tut enfin, il se renversa sur son siège et le regardant bien en face :

— Écoutez-moi, à votre tour, mon maitre, lui dit-il, et gravez bien mes paroles dans votre étroite cervelle ; cette maison est une auberge, n’est-ce pas ? donc elle doit être ouverte sans difficulté à tout voyageur qui, moyennant argent, vient y chercher abri et nourriture. Je sais que vous vous arrogez le droit de ne recevoir ici que les gens qui vous conviennent. Si certaines personnes s’arrangent de cette exigence, cela les regarde ; quant à moi, je ne suis pas de cet avis ; je me trouve bien ici, j’y reste, et j’y resterai tant que ce sera mon bon plaisir ; je ne vous défends pas de m’écorcher, c’est votre devoir d’aubergiste, je n’y trouverai rien à redire, mais si je ne suis pas servi poliment et avec dextérité, si vous ne me donnez pas une chambre convenable pour y passer la nuit, en un mot, si vous ne remplissez pas vis-à-vis de moi les devoirs de l’hospitalité comme j’entends que vous le fassiez, je vous promets que je décroche votre enseigne et que je vous pends à sa place, et ceci à la moindre infraction que vous commettrez. Et maintenant, c’est compris, n’est-ce pas, mon hôte ? ajouta-t-il, en lui serrant si rudement le poignet que le pauvre diable jeta un cri de douleur, et en l’envoyant, en trébuchant,