Page:Aimard - Les Aventuriers, 1891.djvu/106

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

courage désespéré ne suffirent pas pour conjurer le danger qui les menaçait et repousser une aussi formidable attaque.

Après un combat acharné où un grand nombre de flibustiers, particulièrement français, furent tués, les autres montèrent dans leurs légères pirogues et se réfugièrent sur les îles voisines, à Saint-Barthélemy, à l’Anguille, à Antigoa, à Saint-Martin, à Montserrat, enfin partout où ils espérèrent trouver un refuge provisoire.

Les Anglais, nous sommes malheureusement contraints de le constater, avaient honteusement lâché pied dès le commencement du combat et finalement demandèrent à capituler.

La moitié d’entre eux fut renvoyée en Angleterre sur les vaisseaux espagnols, le reste s’engagea à évacuer l’île le plus tôt possible, promesse qui naturellement fut mise en oubli aussitôt après le départ de la flotte espagnole.

Du reste, cette expédition fut la seule que l’Espagne tenta sérieusement contre les flibustiers.

Les Français ne tardèrent pas à quitter les îles sur lesquelles ils s’étaient réfugiés et à revenir à Saint-Christophe où ils s’établirent de nouveau, non pas sans avoir maille à partir avec les Anglais qui avaient profité de l’occasion pour s’emparer de leurs terres, mais qu’ils contraignirent à rentrer dans leurs anciennes limites.

Observation singulière et qui prouve que les flibustiers n’étaient pas des bandits et des gens sans aveu comme on s’est efforcé de le faire croire, c’est que les habitants de Saint-Christophe se faisaient remarquer entre tous les autres colons par la douceur de leurs mœurs et l’urbanité de leurs manières ; les traditions de politesse laissées par les premiers Français qui s’y établirent se sont conservées même jusqu’à aujourd’hui ; au xviiie siècle on la nommait l’Île Douce et il y a un proverbe aux Antilles qui dit : « La noblesse était à Saint-Christophe, les bourgeois à la Guadeloupe, les soldats à la Martinique, et les paysans à la Grenade. »

Les choses demeurèrent pendant assez longtemps dans l’état que nous venons de rapporter ; les flibustiers, s’enhardissant de plus en plus devant la couardise espagnole, élargirent le théâtre de leurs exploits et, conservant un amer souvenir du sac de leur île, redoublèrent de haine pour les Espagnols qui les avaient flétris du nom de ladrones (voleurs). Ils ne gardèrent plus aucune mesure, et, montés sur leurs légères pirogues qui composaient toute leur marine, ils épiaient les riches convois du Mexique, sautaient résolument à bord, s’en emparaient et retournaient à Saint-Christophe gorgés de butin.

La colonie prospérait, les terres étaient bien entretenues, les plantations faites avec soin.

Car ces hommes auxquels, pour la plupart, il ne restait au cœur aucun espoir de rentrer un jour dans leur patrie, avaient accompli leur œuvre avec l’ardeur fébrile de gens qui se créent une nouvelle nationalité et se préparent un dernier asile, si bien que quelques années à peine après la destruction de la colonie par les Espagnols, Saint-Christophe était de nouveau devenue une colonie florissante, grâce d’abord à sa fertilité, à l’énergique initiative et