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Le Forestier

feinte bonhomie, essayait-il de tromper ceux dont il avait intérêt à capter la confiance.

Qu’était-il ? D’où venait-il ? Ceci était un impénétrable mystère ; il ne parlait jamais de sa vie passée, très peu de son existence présente. Deux ans auparavant il était arrivé à Chagrès, venant on ne savait d’où ; depuis ce temps, il avait vécu du produit de sa chasse et de l’argent qu’il gagnait, soit en conduisant des voyageurs de Chagrès à Panama, à travers l’isthme, soit en servant de courrier entre les deux villes.

Lui aussi avait jugé à propos de faire une espèce de toilette, c’est-à-dire qu’il avait quitté le pagne en roseaux tressés qui remplaçait pour lui les autres vêtements, pour endosser les trousses de toile bise, le poncho de cuir tanné et le chapeau de paille à forme conique et à larges bords des peones occupés sur les plantations espagnoles.

Les aventuriers mangent vite ; pour eux le temps est de l’argent, ainsi que disent les Yankees de nos jours les trois hommes avaient, sans prononcer une parole, expédié leur repas en quelques minutes.

Lorsque la dernière bouchée eut été engloutie, Fernan avala d’un trait un grand coup d’eau-de-vie, poussa un hem ! sonore, et tout en bourrant sa pipe à tuyau de cerisier et à fourneau de terre rouge, il se tourna vers l’Indien :

— Nous voici à terre, José, mon garçon, lui dit-il dans le plus pur castillan qui se parlait à Madrid ; maintenant, où sommes-nous ? que faisons-nous ? Passe-moi du feu, Miguel.

L’aventurier saisit délicatement entre le pouce et l’index un charbon incandescent, et il le plaça sur le foyer de la pipe de son compagnon.

— Nous sommes à cinq lieues à l’est de Chagrès, répondit l’Indien, la rivière auprès de laquelle nous campons, et qui n’est plus celle que nous avons suivie pour venir ici, sort de la Cordillère ; elle se nomme le Rio Bravo et se jette dans l’Océan Pacifique à huit lieues environ de Panama.

— Est-elle navigable dans tout son parcours ? reprit Fernan.

— Oui, pour les pirogues légères, sauf quelques portages peu importants, répondit aussitôt l’Indien.

— Bon voilà qui est parler : ainsi nous continuons notre voyage par eau ?

— Ce qui sera fort agréable, observa Michel entre deux bouffées de tabac.

Non pas, reprit l’Indien, cela nous obligerait à des détours qui nous feraient perdre un temps précieux.

— Hum ! fit Michel, ceci ne manque pas de justesse.

— D’ailleurs, continua l’Indien, don Fernan est un gentilhomme castillan, il voyage à cheval, ce qui est plus noble et plus commode.