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Le Forestier

Le bruit, répercuté par les échos, gagna de loin en loin et alla se perdre au fond des mornes de la montagne noire, où il gronda longtemps avec les roulements sinistres de la fondre.

Un canot se détacha de chaque navire amiral et fit force de rames vers le débarcadère, où tous les officiers supérieurs débarquèrent presque ensemble.

Un détachement de marins, qui les attendait pour leur servir de garde d’honneur, forma aussitôt ses rangs et escorta les officiers jusqu’à l’hôtel du gouvernement, à la porte duquel se tenaient Montbarts, M. d’Ogeron et son neveu Philippe.

M. d’Ogeron fit les honneurs de son hôtel ainsi qu’il avait coutume de les faire, c’est-à-dire grandement et noblement ; après que les officiers eurent accepté quelques rafraîchissements pour la forme, car le temps pressait, ils passèrent dans la salle du conseil où tout était préparé pour les recevoir.

Ces Frères de la Côte, si insoucieux de l’avenir, dont la vie, lorsqu’ils étaient à terre sans engagement, était une suite d’orgies formidables, de caprice inouïs et de folies qu’aucune plume ne saurait décrire, aussitôt qu’ils avaient conçu un projet quelconque, que ce projet était en voie d’exécution, devenaient subitement et sans transition d’autres hommes ; une métamorphose s’opérait en eux, complète et radicale ; à l’ivrognerie, à la licence, à la paresse, à tous les vices enfin qui se disputaient ces singulières natures, succédaient tout à coup la sobriété, l’obéissance, l’activité fébrile, et toutes les autres qualités qui font, à un moment donné, sinon les grands hommes, du moins tes héros.

Là peut-être était le secret de leurs innombrables et éclatants succès dans tout ce qu’ils entreprenaient.

Revêtus d’uniformes magnifiques et ruisselants d’or et de diamants, la forme de leurs chapeaux entourée de lourdes « fanfaronnes les officiers supérieurs de la flotte flibustière laissaient bien loin derrière eux le luxe, toujours un peu étriqué, des plus brillants seigneurs de la cour de Louis XIV et un étranger qui se fût à l’improviste trouvé au milieu d’eux aurait cru voir une réunion de princes.

Les Frères de la Côte, sales, débraillés, à peine vêtus de quelques toques sordides, tachées de graisse et de goudron et constellées de trous, aimaient voir leurs chefs richement vêtus ; le luxe qu’ils méprisaient pour eux-mêmes ils l’imposaient pour ainsi dire à leurs supérieurs ; ils étaient orgueilleux de leurs chefs et leur obéissaient avec plus d’entrain, de dévouement et de respect. Ceux-ci le savaient, aussi ne se faisaient-ils pas faute de les satisfaire.