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Le Forestier, par Gustave Aimard

Et puis maintenant elle avait une distraction charmante, une occupation délicieuse pour une mère, le soin de ses enfants.

Ceux-ci se portaient à ravir ; du matin au soir leurs frais et cristallins éclat de rire résonnaient dans le jardin comme des chants d’oiseaux ; filles et garçons s’ébattaient sous l’œil vigilant de leurs parents, qui les regardaient en souriant doucement.

Le Père Sanchez, un pauvre jeune prêtre plein de foi, d’intelligence et de bonté, qui desservait l’église du village dont nous avons parlé plus haut, s’était chargé de l’éducation des enfants, auxquels trois fois par semaine il venait régulièrement donner ses leçons.

Ces jours-là étaient des jours de joie pour la petite colonie ; parfois le digne prêtre consentait à passer la nuit dans la chaumière.

Le lendemain, lorsqu’il partait, tout le monde l’accompagnait jusqu’à l’extrémité de la gorge qui terminait la vallée, et on le suivait des yeux jusqu’à ce qu’il eut disparu dans les méandres du sentier de la montagne.

Les salteadores de la sierra de Tolède, ou pour mieux dire les gentilshommes de la montagne, ainsi qu’ils s’intitulaient pompeusement eux-mêmes, étaient des gens assez peu scrupuleux de leur nature ; et n’ayant de préjugés d’aucune sorte, pas même celui du respect de la vie humaine, ils avaient d’abord vu d’un assez mauvais œil l’établissement d’un étranger dans le voisinage de leurs impénétrables retraites ; la première pensée qui leur était venue, pensée essentiellement logique, du reste, au point de vue de leur intérêt particulier, était qu’ils avaient affaire à un espion.

En conséquence, ils résolurent de surveiller l’étranger, déterminés à le tuer sans rémission à la moindre démarche suspecte qu’ils lui verraient faire.

Cette surveillance dura une année tout entière.

Les dignes gentilshommes qui, du matin jusqu’au soir, ne perdaient pas une seconde de vue le forestier, arrivèrent enfin, après ce temps écoulé, à se convaincre que l’étranger ne songeait nullement à eux ; ils en conclurent que c’était un esprit malade, un misanthrope qui fuyait comme la peste les autres animaux de son espèce, et s’était réfugié au fond des bois, afin d’y vivre seul et loin des hommes que sans doute il détestait.

Alors la surveillance cessa.

Et non seulement elle cessa, mais encore les salteadores, se piquant d’amour-propre et ne voulant en aucune façon gêner un voisin si paisible et si peu embarrassant, firent un crochet de quelques milles, se retirèrent enfin à droite et à gauche, de manière & lui laisser la libre jouissance de son ermitage.

(Liv. 2)