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Don Antonio Quintana était un homme résolu, la façon dont il avait répondu à ceux qui lui avaient si brusquement barré le passage le prouvait ; malgré la facilité avec laquelle s’exprimait celui qui lui avait parlé, au premier mot il l’avait à son accent guttural reconnu pour un Indien ; chez lui la crainte avait fait immédiatement place à la curiosité, il n’avait pas hésité à accorder l’hospitalité demandée, sachant que les Araucans Puelches, Huiliches ou Moluchos ne violent jamais le toit sous lequel ils sont accueillis, et que les hôtes qui les abritent leur sont sacrés.

On arriva à l’hacienda.

Don Antonio ne s’était pas trompé, les gens qui l’avaient accosté d’une aussi étrange façon étaient bien des Indiens. Ils étaient quatre, parmi eux se trouvait une jeune femme qui donnait le sein à un enfant.

L’hacendero les introduisit dans sa demeure avec toutes les formes de la courtoisie castillane la plus minutieuse.

Il donna l’ordre à ses peones, — domestiques Indiens, — effrayés de la tournure sauvage des étrangers, de servir tout ce que désiraient ses hôtes.

— Buvez et mangez, leur dit-il, vous êtes ici chez vous.

— Merci, répondit l’homme qui jusque-là avait parlé au nom de tous, nous acceptons votre offre d’aussi bon cœur que vous nous la faites, quant aux vivres seulement, dont nous avons le plus grand besoin.

— Ne voulez-vous pas vous reposer jusqu’au jour ? demanda don Antonio, la nuit est sombre, le temps affreux pour voyager.

— Une nuit noire est ce que nous désirons, d’ailleurs il faut que nous partions de suite. Maintenant laissez-moi vous adresser la seconde demande que j’avais à vous faire.

— Expliquez-vous, dit l’Espagnol en examinant attentivement son interlocuteur.

Celui-ci était un homme d’une quarantaine d’années, d’une taille haute et bien prise ; ses traits énergiques, son œil dominateur, montraient qu’il avait l’habitude du commandement.

— C’est moi, dit-il sans préambule, qui dirigeais la dernière malocca — invasion, — faite contre les faces pâles des frontières, mes mosotones ont tous été tués hier dans une embuscade par vos lanceros ; les trois que vous voyez sont les seuls qui me restent d’une troupe de deux cents guerriers, les autres sont morts ; moi-même je suis blessé, chassé, attaqué comme une bête féroce, sans chevaux pour regagner ma tribu, sans armes pour me défendre si je suis attaqué dans la plaine, je viens vous demander les moyens d’échapper à ceux qui me poursuivent. Je ne veux ni vous tromper, ni surprendre votre bonne foi ; je dois vous dire le nom de l’homme dont vous tenez le salut entre vos mains. Je suis le plus grand ennemi des Espagnols, ma vie s’est passée à les combattre, en un mot, je suis le Chacal Noir, l’Apo Ulmen des Serpents-Noirs.

À ce nom redouté, le Chilien ne put réprimer un mouvement de terreur ; mais reprenant immédiatement sa puissance sur lui-même, il répondit d’une voix calme et affectueuse :

— Vous êtes mon hôte, et vous êtes malheureux, deux titres sacrés pour moi, je ne veux rien savoir de plus, vous aurez des chevaux et des armes.