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vêtements, contraste avec tout ce qui les environnait, contraste dont ils ne se doutaient probablement pas, car ils voyageaient aussi insoucieusement dans cette contrée barbare, semée de périls et d’embûches sans nombre, que s’ils se fussent trouvés sur la route de Paris à Saint-Cloud.

Ces deux hommes, que le lecteur a reconnus certainement déjà, étaient le comte Louis de Prébois-Crancé et Valentin Guillois, son frère de lait.

Ils avaient successivement traversé Maulé, Talca, Conception ; depuis deux grands mois à peu près ils étaient en route, le jour où nous les retrouvons en pleine Araucanie, voyageant philosophiquement en compagnie de leur chien César, sur les bords du Carampangue, le 14 juillet 1837, à onze heures du matin.

Les jeunes gens avaient passé la nuit dans un rancho abandonné qu’ils avaient rencontré sur leur chemin, et au lever du soleil ils s’étaient remis en route.

Aussi commençaient-ils à se sentir en appétit.

Après s’être rendu compte de l’endroit où ils se trouvaient, ils aperçurent un bouquet de pommiers qui interceptait les rayons ardents du soleil et leur offrait un abri convenable pour se reposer et prendre leur repas.

Ils mirent pied à terre et s’assirent au pied d’un pommier, laissant leurs chevaux brouter les jeunes pousses des arbres. Valentin fit avec un bâton tomber quelques fruits, ouvrit ses alforjas, espèces de grandes poches en toile que l’on place derrière la selle, sortit des biscuits de mer, un morceau de lard salé et un fromage de chèvre, puis les deux jeunes gens commencèrent à manger gaiement, en partageant fraternellement leurs provisions avec César, qui, assis gravement sur sa queue en face d’eux, suivait du regard chaque morceau qu’ils portaient à leur bouche.

— Caramba ! dit Valentin avec une grimace, cela fait plaisir de s’asseoir, lorsqu’on est à cheval depuis quatre heures du matin.

— Le fait est que je me sens un peu fatigué, dit Louis.

— Mon pauvre ami, tu n’es pas comme moi habitué à de longues courses, je suis une buse de ne pas y avoir songé.

— Bah ! je t’assure que je m’y habitue fort bien, au contraire ; et puis, ajouta-t-il avec un soupir, la fatigue physique me fait oublier…

— C’est juste, interrompit Valentin ; allons, je suis heureux de t’entendre parler ainsi, je vois que tu te fais homme.

Louis secoua tristement la tête.

— Non ! dit-il tu te trompes ; seulement, comme le mal qui me mine est sans remède, je m’efforce de prendre mon parti.

— Oui ! l’espoir est une des suprêmes illusions de l’amour, lorsqu’il ne peut exister l’amour meurt.

— Ou celui qui l’éprouve, dit le jeune homme avec un sourire mélancolique.

Il y eut un silence ; Valentin reprit le premier la parole.

— Quel charmant pays ! s’écria-t-il avec un feint enthousiasme, dans le but de donner un autre cours à la conversation, et en avalant avec délices un énorme morceau de lard.