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France chercher un refuge ! il m’a fallu quitter subitement ce sol hospitalier. Arrivée ici depuis quelques semaines, sans vous, cette nuit, j’étais perdue !… non !… non !… je suis condamnée ! je le sais ! je me résigne ! mais je ne veux pas vous entraîner avec moi dans ma chute ! Hélas ! je suis peut-être appelée à souffrir des tortures encore plus horribles que celles que j’ai endurées jusqu’à ce jour !… Oh ! Luis, au nom de cet amour que vous avez pour moi et que je partage, laissez-moi cette suprême consolation dans ma douleur, de savoir que vous êtes à l’abri des tourments qui m’accablent.

En ce moment la voix de Valentin se fit entendre à peu de distance, et César vint en remuant la queue sauter après son maître.

Dona Rosario cueillit une fleur de suchil et, la présentant au jeune homme après en avoir, pendant une seconde, aspiré la suave odeur :

— Tenez ! lui dit-elle, mon ami, acceptez cette fleur, seul souvenir, hélas ! qui vous restera de moi.

Le jeune homme cacha la fleur dans son sein.

— On vient ! continua-t-elle d’une voix brisée, jurez-moi, Luis, jurez-moi de quitter le plus tôt possible ce pays sans chercher à me revoir !

Le comte hésita.

— Oh ! fit-il, un jour peut-être ?

— Jamais sur la terre. Ne vous ai-je pas dit que j’étais condamnée ? jurez, Luis, pour qu’au moins je puisse vous dire au revoir dans le ciel !

Elle prononça ces paroles avec un tel accent de désespoir que le jeune homme, vaincu malgré lui, fit un geste d’assentiment et laissa tomber d’une voix presque inarticulée ces mots :

— Je le jure !

— Merci ! s’écria-t-elle avec entraînement, et déposant rapidement un baiser sur le front de son amant éperdu, elle disparut avec la légèreté d’une biche au milieu d’un fourré de grenadiers roses, à l’instant où Valentin paraissait à l’entrée du bosquet.

— Eh bien ! frère, dit gaiement le soldat, que diable fais-tu donc au fond de ce jardin ? l’on nous attend pour déjeuner, voilà une heure que je te cherche, et sans César je ne t’aurais pas encore trouvé.

Le comte se retourna, le visage baigné de larmes, et lui jetant les bras autour du cou :

— Frère ! frère ! s’écria-t-il avec désespoir je suis le plus malheureux des hommes !

Valentin le regarda épouvanté.

Louis était évanoui.

— Que s’est-il donc passé ici ? fit le soldat en jetant un regard soupçonneux autour de lui, et en étendant sur un banc de gazon son frère de lait pâle et immobile comme un cadavre.