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sence ici en est pour moi une preuve irrécusable ; vous m’aimez et pourtant combien de fois, pendant mon court séjour en France, vous m’avez maudite en secret en m’accusant de coquetterie, ou du moins d’une inconcevable légèreté !

— Madame !

— Oh ! fit-elle avec un triste sourire, puisque vous m’avez avoué votre amour, je veux être franche avec vous, Luis, et si je dois vous ôter tout espoir dans l’avenir, au moins je veux justifier mon passé et vous laisser de moi un souvenir que rien ne flétrisse.

— Oh ! madame, pourquoi me dire ces choses ?

— Pourquoi ? fit-elle avec un regard plein de mélancolie, d’une voix triste et harmonieuse comme les soupirs de la harpe éolienne, parce que je crois à cet amour si chaud, si jeune, si vrai, que ni les dédains journaliers ni la distance infranchissable mise entre nous, n’ont pu vaincre ! parce que je vous aime enfin, moi aussi, ne le comprenez-vous pas, Luis ?

À cet aveu si naïf, fait d’une voix navrante par cette jeune fille qui ne semblait plus tenir à la terre, le comte se sentit frappé d’un pressentiment terrible ; son cœur se tordit dans sa poitrine. Chancelant, éperdu, il la regarda de l’œil fixe et désespéré du condamné à mort qui écoute la lecture de sa sentence.

— Oui, reprit-elle avec un emportement fébrile, oui, je vous aime, Luis, je vous aimerai toujours ! mais jamais, jamais nous ne serons l’un à l’autre.

— Oh ! c’est impossible cela ! s’écria-t-il en relevant la tête avec véhémence.

— Écoutez-moi, dit-elle avec autorité, je ne vous ordonnerai pas de m’oublier, Luis ! un amour comme le vôtre est éternel ; hélas ! je sens que le mien durera autant que ma vie ! vous le voyez, mon ami, je suis franche, je ne vous parle pas comme une jeune fille devrait le faire, je laisse devant vous déborder mon cœur, vous y lisez comme dans le vôtre. Eh bien ! cet amour qui serait pour nous le comble de la félicité, cette communion de deux âmes qui se confondent l’une dans l’autre, pour ne plus en former qu’une seule, il faut briser ce bonheur inouï, à tout jamais, sans retour, sans hésiter !

— Oh ! je ne puis, s’écria-t-il avec des sanglots dans la voix.

— Il le faut ! vous dis-je, reprit-elle, folle de douleur ; mon Dieu ! mon Dieu ! qu’exigez-vous de moi davantage ?… dois-je tout vous avouer ? Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, sachez donc que je suis une misérable créature, condamnée depuis ma naissance ! poursuivie par une haine terrible qui me suit pas à pas, qui me guette incessamment dans l’ombre et un jour ou l’autre, demain, aujourd’hui peut-être, me broiera sans pitié !… obligée à changer de nom sans cesse, fuyant de ville en ville, de pays en pays, partout et toujours cet ennemi implacable que je ne connais pas, contre lequel je ne puis me défendre, m’a poursuivie sans relâche !

— Mais je vous défendrai ! s’écria le jeune homme avec une énergie superbe.

— Eh ! je ne veux pas que vous mouriez, moi ! dit-elle avec un accent de tendresse ineffable. S’attacher à moi c’est courir à sa perte ! je suis allée en