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Deux magnifiques chiens de Terre-Neuve étaient nonchalamment couchés à ses pieds.

Au geste qu’il me vit faire, l’inconnu sourit doucement, et me tendant la main par-dessus la tombe :

— Ne craignez rien ! me dit-il : je suis un ami. Vous avez enterré ces pauvres gens. Moi, je les ai vengés. Leurs assassins sont morts !

Je serrai silencieusement la main qui m’était si loyalement tendue.

La connaissance était faite ; nous étions amis, nous le sommes encore !

Quelques minutes plus tard, assis auprès du feu, nous soupions ensemble de bon appétit, tandis que les chiens veillaient à notre sûreté.

Le compagnon que je venais de rencontrer, d’une façon si bizarre, était un homme de quarante-cinq ans à peu près, quoiqu’il en parût à peine trente-deux. Sa taille élevée et bien prise, ses épaules larges, ses membres aux muscles saillants, tout dénotait chez lui une force et une agilité sans égales.

Il portait le pittoresque costume des chasseurs dans toute sa pureté, c’est-à-dire la capote ou surtout qui n’est autre chose qu’une couverture attachée sur les épaules, et tombant en longs plis par derrière, une chemise de coton rayée, de larges mitasses, — caleçons, — de daim, cousus avec des cheveux attachés de distance en distance et garnis de grelots, des guêtres de cuir, des mocksens de peau d’élan ornés de perles fausses et de piquants de porc-épic, enfin une ceinture de laine bigarrée à laquelle étaient suspendus son couteau, son sac à tabac, sa corne à poudre, ses pistolets et son sac à la médecine.

Quant à sa coiffure, elle consistait en un bonnet de peau de castor, dont la queue lui tombait entre les épaules.

Cet homme me rappelait cette race de hardis aventuriers qui parcourent l’Amérique dans tous les sens.

Race primordiale, avide d’air, d’espace, de liberté, hostile à nos idées de civilisation, et par cela même appelée à disparaître fatalement devant les immigrations des races laborieuses, dont les puissants moyens de conquête sont la vapeur et l’application des inventions mécaniques de toutes sortes.

Ce chasseur était Français.

Sa physionomie empreinte de loyauté, son langage pittoresque, ses manières ouvertes et engageantes, tout, malgré son long séjour en Amérique, avait conservé un reflet de la mère patrie qui éveillait la sympathie et appelait l’intérêt.

Toutes les contrées du Nouveau-Monde lui étaient connues ; il avait vécu plus de vingt ans au fond des bois, dans des excursions dangereuses et lointaines, au milieu des tribus indiennes.

Aussi, bien des fois, quoique moi-même je fusse initié aux coutumes des Peaux-Rouges, qu’une grande partie de mon existence se fût écoulée dans le désert, je me sentis frissonner involontairement au récit de ses aventures.

Souvent, assis à ses côtés, sur les bords du Rio-Gila, pendant une excursion que nous avions entreprise dans les prairies, il se laissait emporter par ses souvenirs et me racontait, en fumant son calumet indien, l’histoire étrange des premières années de son séjour dans le Nouveau-Monde.