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Le déjeuner est l’heure choisie pour se voir, s’adresser les souhaits de bonne santé, avant que de commencer les rudes labeurs du jour.

Au premier coup de cloche don Tadeo descendit dans la salle et se tint debout devant la table ; sa fille était à sa droite ; il saluait d’un sourire ou d’une parole amicale chacun des employés de la ferme à mesure qu’ils entraient.

Les derniers arrivés furent les Français ; don Tadeo leur serra la main, s’assura d’un coup d’œil que personne ne manquait à la réunion, se découvrit, mouvement imité par tous les assistants, et prononça lentement le benedicite ; puis, sur un signe de lui, chacun prit place.

Le repas fut court.

Il dura à peine un quart d’heure.

Les peones retournèrent à leurs travaux sous les ordres du majordome.

Don Tadeo fit servir le maté.

Il ne restait dans la salle que don Tadeo, sa fille, les deux chefs indiens et César, — s’il est permis de compter un chien dans une réunion, — le noble animal était couché aux pieds de doña Rosario.

En quelques instants le maté eut fait le tour de la compagnie.

Sans cause apparente, un silence pénible pesait sur la réunion. Don Tadeo réfléchissait, doña Rosario roulait distraitement dans ses doigts mignons, aux ongles rosés, les longues oreilles du chien qui avait posé sa bonne grosse tête sur ses genoux et fixait sur elle ses grands yeux intelligents.

Le comte et son frère de lait ne savaient comment entamer la conversation.

Enfin, Valentin, résolu à sortir de cette fausse position, se décida à prendre la parole.

— Eh bien ! dit-il, quelle réponse comptez-vous faire à don Gregorio Peralta, don Tadeo ?

— Celle que vous connaissez, mon ami, fit don Tadeo en se tournant vers lui. Le Chili, débarrassé désormais de l’homme qui l’entraînait à sa perte, n’a plus besoin de moi ; je ne veux plus m’occuper de politique ; assez longtemps j’ai usé ma vie au labeur ingrat que je m’étais imposé pour assurer l’indépendance de ma patrie et la délivrer de l’ambitieux qui voulait l’asservir ; j’ai accompli ma tâche ; l’heure du repos a sonné pour moi ; je refuse péremptoirement la présidence que m’offre don Gregorio au nom du peuple, pour me consacrer tout entier au bonheur de ma fille.

— Je ne puis blâmer votre résolution ; elle est noble et belle, don Tadeo ; elle est digne de vous, répondit le comte.

— Et, reprit Valentin, expédierez-vous bientôt cette réponse ?

— Dans quelques instants ; mais pourquoi cette question, je vous prie ?

— Parce que, répondit Valentin, mon ami et moi nous nous chargerons, si vous le voulez, de la faire parvenir à son adresse.

Don Tadeo fit un geste d’étonnement.

— Comment cela ? s’écria-t-il ; que voulez-vous dire ? Songeriez-vous à nous quitter ?

Un triste sourire se dessina sur les lèvres du jeune homme ; la glace était brisée, il fallait s’exécuter bravement, il n’hésita pas.