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exigeant ma parole de ne jamais chercher à la revoir ! Pourquoi me bercer d’une folle chimère ? Tu le vois, frère, il ne me reste aucun espoir.

— Peut-être ! tant de choses se sont passées depuis cette époque, que les intentions de doña Rosario se sont sans doute modifiées !

— Non, répondit le comte avec tristesse.

— Qui te le fait supposer ?

— Sa froideur, son indifférence pour moi, le soin qu’elle met à m’éviter, tout enfin me prouve que je n’ai que trop longtemps prolongé mon séjour ici, et que je dois m’éloigner.

— Pourquoi ne pas t’expliquer avec elle ?

— J’ai juré : quoi qu’il m’en coûte, j’accomplirai mon serment.

Valentin baissa la tête sans répondre.

— Je t’en supplie, reprit le comte, ne restons pas ici davantage ; la vue de celle que j’aime accroît encore ma douleur.

— Tu as bien réfléchi ?

— Oui ! fit résolument le jeune homme.

Valentin secoua tristement la tête.

— Enfin ! dit-il, que ta volonté soit faite, nous partirons donc !

— Oui, et le plus tôt possible, n’est-ce pas ? dit Louis avec un soupir involontaire.

— Aujourd’hui même ; j’attends Curumilla que j’avais prié d’aller chercher les chevaux au posta. Dès qu’il sera de retour, nous nous mettrons en route.

— Et nous retournerons à la tolderia de la tribu du Grand Lièvre, où nous pourrons encore vivre heureux.

— Bien pensé ; de cette façon, notre existence ne sera pas inutile, puisque nous aiderons au bonheur de ceux qui nous entoureront.

« Et qui sait ? dit en souriant Valentin, nous deviendrons peut-être des guerriers célèbres en Araucanie.

Louis ne répondit à cette plaisanterie que par un soupir qui n’échappa pas à son ami.

— Oh ! murmura Valentin à voix basse, malgré lui il faut qu’il soit heureux !

Curumilla et Trangoil Lanec parurent au loin dans un nuage de poussière, galopant vers l’hacienda avec plusieurs chevaux.

Les deux hommes se levèrent pour aller à leur rencontre.

À peine avaient-ils quitté le bosquet et s’étaient-ils éloignés de quelques pas que les branches s’écartèrent, et doña Rosario parut.

La jeune fille s’arrêta un instant pensive, suivant du regard les deux Français qui marchaient tristes et sombres.

Soudain elle releva la tête d’un air mutin, son œil bleu s’éclaira d’un rayonnement céleste, un sourire plissa ses lèvres roses, elle murmura :

— Nous verrons !

Et elle rentra dans l’hacienda en bondissant comme une biche effarouchée.

Tous les matins à huit heures, dans les pays hispano-américains, la cloche sonne pour rassembler à une même table les habitants d’une hacienda, depuis le propriétaire qui s’assied au centre jusqu’au dernier peon qui se place modestement au bas bout.