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Bien que l’on fût à peine à la moitié de la journée, le brouillard était devenu tellement intense qu’une nuit épaisse enveloppait les voyageurs. Ce n’était qu’en tâtonnant et en usant des plus minutieuses précautions qu’ils parvenaient à grand’peine à faire quelques pas en avant.

— Que pensez-vous de ce temps-là, chef ? demanda le comte avec inquiétude à Trangoil Lanec.

— Mauvais, très mauvais, répondit celui-ci en hochant la tête, pourvu que nous puissions passer le Jaua-Karam — le Saut du sorcier — avant que l’orage éclate !

— Sommes-nous donc en danger ?

— Nous sommes perdus ! répondit laconiquement l’Indien.

— Hum ! ce que vous dites là n’est pas rassurant, chef, fit Valentin qui avait entendu ; croyez-vous donc que le péril soit si grand ?

— Plus grand encore que je ne le dis à mon frère. Pensez-vous qu’il soit possible de résister à l’ouragan dans ce lieu où nous sommes ?

Les jeunes gens regardèrent autour d’eux.

— C’est vrai, murmura Valentin en baissant la tête avec abattement, que Dieu nous sauve !

En effet, la position des voyageurs paraissait désespérée.

Ils suivaient un de ces chemins tracés dans le roc vif et qui contournent les Andes, chemin qui avait à peine quatre pieds dans sa plus grande largeur ; qui d’un côté était bordé par un mur en granit d’une hauteur de plus de mille mètres, et de l’autre par des barrancas ou précipices d’une profondeur incalculable, au bas desquels on entendait gronder avec de sourds et mystérieux, murmures des eaux invisibles.

Dans un tel lieu tout espoir de salut semblait être une folie.

Cependant les voyageurs marchaient toujours en avant, s’avançant en file indienne, c’est-à-dire, les uns à la suite des autres, silencieux et mornes. Chacun avait intérieurement conscience du danger prochain qui le menaçait, mais n’osait, comme cela arrive toujours en pareil cas, faire part de ses appréhensions à ses compagnons.

— Sommes-nous encore bien éloignés du Jaua-Karam ? demanda Valentin après un assez long silence.

— Nous approchons et nous ne tarderons pas à y arriver, répondit Trangoil Lanec, à moins que…

Soudain le voile de brume qui cachait l’horizon se déchira violemment, un éclair blafard illumina le ciel, et une rafale terrible s’engouffra dans la quebrada.

— Pied à terre ! hurla Trangoil Lanec d’une voix de stentor, pied à terre, si vous tenez à la vie ! Couchez-vous sur le sol, en vous accrochant aux pointes des rochers. Chacun suivit le conseil du chef.

Les animaux, abandonnés à eux-mêmes, comprenant instinctivement le danger, plièrent immédiatement les jarrets et s’affaissèrent eux aussi sur le sol, afin que le vent eût moins de prise sur leurs corps.

Tout à coup le tonnerre éclata avec fracas, et une pluie diluvienne commença à tomber.