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rayonnait dans ses traits, indice de la pensée qui traçait péniblement son sillon dans son cerveau.

Eh bien ! cette transformation qui était incomplète, puisque jusqu’alors elle n’avait agi que sur l’homme intellectuel, voilà que maintenant elle prenait pour ainsi dire l’homme physique corps à corps, et luttait avec lui.

Et ce prodige, qui en était l’auteur ou plutôt le moteur ? Une enfant de seize ans à peine, simple, pure, candide et ignorante, ignorante surtout, car elle-même ne soupçonnait pas le pouvoir sans contrôle qu’elle exerçait sur la forte et énergique organisation du jeune homme ; mais cette jeune fille possédait en elle tout le savoir, cet instinct du bon, du beau et du grand, ce tact et surtout ce sentiment des convenances qui ne s’acquièrent jamais complètement.

Valentin avait instinctivement compris combien, sans le vouloir, il avait froissé cette âme candide ; sans savoir pourquoi, il éprouva, si l’on peut se servir de cette expression, une espèce de joie douloureuse à cette découverte.

Aussitôt le déjeuner terminé, et il ne fut pas long à cause de la position précaire des voyageurs et de l’inquiétude qui les dévorait, Trangoil Lanec, aidé par Curumilla, s’occupa à monter un de ces canots en cuirs de bœuf cousus ensemble, qui servent aux Indiens à naviguer sur les fleuves du désert. Après l’avoir mis à l’eau, le chef invita les trois Espagnols à y prendre place.

Les Indiens y entrèrent ensuite pour le diriger, tandis que les Français, restés dans le ruisseau, conduisaient les chevaux en bride.

Du reste, la traversée ne fut pas longue. Au bout d’une heure, les voyageurs débarquèrent, le canot fut replié et la route continua par terre.

La caravane se trouvait à présent sur le territoire chilien.

Depuis quelques heures, ainsi que cela arrive souvent dans les montagnes, le temps avait complètement changé.

Le soleil avait pris peu à peu une teinte rougeâtre, il semblait nager dans un océan de vapeurs qui interceptaient ses chauds rayons. Le ciel, d’une couleur cuivrée, s’abaissait graduellement en nuées blafardes chargées d’électricité.

On entendait, répétés par les échos des quebradas, les roulements sourds d’un tonnerre lointain. La terre exhalait une senteur âcre et pénétrante. L’atmosphère était pesante. Des gouttes de pluie larges comme des piastres commençaient à tomber. Le vent soufflait par rafales, soulevant des tourbillons de poussière et poussant ces gémissements presque humains qu’on entend seulement dans ces hautes régions, sujettes à subir à chaque instant ces grandes convulsions de la nature qui prouvent l’omnipotence de Dieu et la faiblesse infinie de ses créatures.

Les oiseaux tournoyaient lourdement dans l’espace, jetant par intervalles des cris plaintifs et saccadés, les chevaux aspiraient fortement l’air par leurs naseaux en donnant des signes d’inquiétude et de frayeur.

Enfin tout présageait un de ces ouragans nommés temporales, si communs dans les Cordillères et qui changent parfois, en quelques-heures, la surface du sol.