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sécurité, combien l’âme grandit et les idées s’élargissent en présence de cette vie des Pampas, dont la splendeur séduit et entraîne dans ses péripéties vertigineuses, jamais les mêmes.

Vers quatre heures du matin, au moment où le soleil allait paraître à l’horizon, l’îlot du Gruanacco sortit peu à peu des nuages de vapeur qui, dans ces chaudes régions, s’élèvent de terre au point du jour, et apparut aux yeux ravis des voyageurs comme un port de salut, après les fatigues de cette course faite tout entière dans l’eau.

Sur la pointe la plus avancée de l’îlot, un cavalier se tenait immobile : c’était Trangoil Lanec.

Auprès de lui, les chevaux des Espagnols paissaient les hautes herbes de la rive.

Les voyageurs trouvèrent un feu allumé, sur lequel cuisait un quartier de daim, des camotes et des tortillas de maïs, enfin tous les éléments d’un bon déjeuner les attendaient.

— Mangez, dit laconiquement Trangoil Lanec, mangez vite surtout, il nous faut repartir de suite.

Sans demander au chef l’explication de ces paroles, ni d’où provenait cette grande hâte qu’il leur recommandait, les voyageurs affamés s’assirent en rond et attaquèrent gaillardement les vivres placés devant eux.

En ce moment, le soleil montait radieux à l’horizon et illuminait le ciel de sa majestueuse splendeur.

— Bah ! dit gaiement Valentin, après nous la fin du monde ! mangeons toujours ! Voici un rôti qui m’a l’air assez bien confectionné.

À ces singulières paroles de l’ancien spahi, doña Rosario fit un mouvement. Le jeune homme se tut, rougissant de sa gaucherie, et mangea sans oser prononcer un mot de plus.

Pour la première fois de sa vie, Valentin se prit à réfléchir à une chose à laquelle jusqu’alors il n’avait jamais accordé la moindre attention, c’est-à-dire à la trivialité de ses manières et de son langage.

Chose étrange ! cet homme, enfant du hasard, dont le hasard avait été le seul maître, qui, dans son désir de s’instruire, avait dévoré sans discernement tous les livres bons ou mauvais qui lui étaient tombés sous la main, avait tout à coup été illuminé comme d’un rayon de la grâce divine à l’aspect des sombres et majestueuses grandeurs de la nature primitive de l’Amérique. Il avait compris, avec la justesse instinctive de son esprit, combien étaient vides, absurdes et sans but moral, les soi-disant maximes philosophiques qui si longtemps avaient sur tous les tons résonné à son oreille, combien elles rétrécissent l’esprit et faussent le jugement. En quelques mois à peine, aspirant la vérité par tous les pores, il avait détruit l’échafaudage si laborieusement construit de son éducation première, pour y substituer les principes de la loi naturelle, si visiblement tracée par le doigt même de Dieu dans les forêts vierges. Il s’était transformé au physique comme au moral : son visage, reflet de son âme, qui avait une expression railleuse et sceptique, avait pris des lignes plus arrêtées et plus sérieuses ; une espèce de noblesse