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— Je l’espère, répondit Trangoil Lanec, mais ne nous y fions pas : les Serpents Noirs sont de fins pillards, ils ont le flair du chien et l’adresse du singe pour retrouver la piste de l’ennemi ; cette fois nous sommes Aucas contre Aucas, nous verrons, qui sera le plus adroit

— Que devons-nous faire ?

— Donner le change à nos ennemis, les lancer sur une fausse piste. Je partirai avec les trois chevaux des visages pâles, tandis que mon frère, son ami et Curumilla descendront le ruisseau en marchant dans son lit jusqu’à l’îlot du Guanacco, où ils m’attendront.

— Partons-nous de suite ?

— À l’instant.

Trangoil Lanec coupa un roseau d’un pied et demi de long, attacha chaque extrémité de ce roseau au bosal — mors — des chevaux, afin qu’ils ne pussent pas trop se rapprocher l’un de l’autre, et les lança dans la plaine où il disparut bientôt avec eux.

Valentin entra dans la grotte. La Linda, assise auprès de sa fille et de son mari, veillait sur leur sommeil. Le jeune homme lui annonça que l’heure du départ était arrivée, doña Maria réveilla les dormeurs.

Louis avait tout préparé.

Le comte plaça don Tadeo sur le cheval de Valentin, la Linda et doña Rosario sur le sien, et il les fit entrer dans le ruisseau après avoir effacé avec soin les traces de leurs pas sur le sable.

Curumilla marchait en éclaireur, tandis que Valentin soutenait la retraite.

Il faisait une de ces nuits magnifiques, comme l’Amérique seule en possède. Le ciel d’un bleu sombre était semé d’un nombre infini d’étoiles qui scintillaient dans l’éther comme autant de diamants ; la lune, parvenue à la moitié de sa course, déversait à profusion les rayons de sa lumière argentée qui donnaient aux objets une apparence fantastique.

L’atmosphère embaumée de suaves parfums était d’une pureté et d’une transparence telles, qu’elle permettait de voir à une longue distance ; une légère brise, souffle mystérieux du Créateur, courait sur la cime des grands arbres, et dans les profondeurs des quebradas résonnaient par intervalles les miaulements plaintifs des carcajous, mêlés aux hurlements, des bêtes fauves qui, après s’être désaltérées à des sources connues d’elles seules, regagnaient leurs repaires.

La petite caravane s’avançait silencieuse, écoutant les bruits de la forêt, surveillant les mouvements des buissons, craignant à chaque instant de voir étinceler dans l’ombre l’œil féroce d’un Serpent Noir.

Souvent Curumilla s’arrêtait, la main sur ses armes, le corps penché en avant, saisissant avec la finesse d’ouïe particulière aux Indiens, quelque bruit de mauvais augure qui échappait à l’oreille moins exercée des blancs.

Alors chacun restait immobile, le cœur palpitant, les sourcils froncés, prêt à disputer chaudement sa vie.

Puis l’alerte passée, sur un signe muet du guide, on se remettait en marche pour s’arrêter quelques pas plus loin.

L’Européen, habitué à l’ennuyeuse monotonie des routes royales sans