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létaires de vivre au jour le jour, Valentin était parvenu à vingt-cinq ans, sans que son cœur eût tressailli une seule fois à des pensées d’amour, et que son âme se fût ouverte à ces sensations douces et voluptueuses qui tiennent tant de place dans la vie d’un homme.

Toujours en lutte contre la misère, toujours maîtrisé par les exigences de sa position, vivant avec des gens aussi ignorants que lui sur l’histoire du cœur, un seul rayon de soleil avait illuminé la nuit de son âme de reflets étincelants, son amitié pour Louis ; amitié qui chez lui avait pris les proportions grandioses d’une passion. Ce cœur aimant avait besoin de se dévouer ; aussi s’était-il livré à cette amitié avec une espèce de frénésie ; il s’était attaché à Louis par les services qu’il lui avait rendus. Avec cette naïve superstition des natures vierges, il en était arrivé à se persuader que Dieu lui avait confié le soin de rendre son ami heureux, et que s’il avait permis qu’il lui sauvât la vie, c’était pour qu’il se vouât continuellement à son bonheur ; en un mot, Louis lui appartenait, il faisait en quelque sorte partie de son être.

La vue de doña Rosario lui révéla une chose qu’il n’aurait jamais crue possible : c’est que, à côté de ce sentiment si vif et si fort, il y avait dans son cœur place pour un autre, non moins vif et non moins fort.

Cette ignorance complète de l’histoire des passions devait le livrer sans défense au premier choc de l’amour ; ce fut ce qui arriva. Valentin était déjà fou de la jeune fille, qu’il cherchait encore à lire dans son cœur et à se rendre compte du trouble étrange qu’il éprouvait, de la perturbation qu’un seul regard avait jetée dans son esprit.

Appuyé contre un arbre, l’œil fixé sur l’entrée de la grotte, la poitrine haletante, il se rappelait les moindres incidents de sa rencontre avec la jeune fille, de leur course à travers la forêt, les paroles qu’elle lui avait adressées, et souriait doucement au souvenir de ces heures délicieuses, sans soupçonner le danger de ces souvenirs et le sentiment nouveau qui venait de naître dans son âme, car il se complaisait de plus en plus dans la pensée qu’un jour doña Rosario serait l’épouse de son frère de lait.

Deux heures s’écoulèrent ainsi sans que Valentin, absorbé dans sa contemplation fantastique, s’en aperçût ; il croyait n’être là que depuis quelques minutes seulement, lorsque Trangoil Lanec et Curumilla se présentèrent devant lui.

— Notre frère dort donc bien profondément, qu’il ne nous voit pas ? dit Curumilla.

— Non, répondit Valentin en passant sa main sur son front brûlant, je pense.

— Mon frère était avec le génie des songes, il était heureux, fit Trangoil Lanec avec un sourire.

— Que me voulez-vous ?

— Pendant que mon frère réfléchissait, nous sommes retournés au camp des Serpents Noirs, nous avons pris leurs chevaux, et, après les avoir conduits assez loin, nous les avons lâchés dans la plaine où il ne sera pas facile de les rejoindre.

— Ainsi, nous voilà tranquilles pour quelques heures ? demanda Valentin.