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COUPS D’ÉPÉES


Pour l’intelligence des faits qui vont suivre, nous sommes obligés d’abandonner don Tadeo et son ami dans la position critique où ils se trouvent, pour retourner auprès de deux des principaux personnages de cette histoire que, depuis trop longtemps, nous avons négligés.

On l’a vu dans un précédent chapitre, les deux frères de lait avaient gaiement quitté Valparaiso pour se rendre dans la capitale du Chili, emportant comme Bias toute leur fortune avec eux, mais possédant sur le philosophe grec l’immense avantage d’être amplement fournis d’espérances et d’illusion : deux mots qui dans la vie n’ont que trop souvent la même signification.

Après une course assez longue, les jeunes gens s’étaient arrêtés pour passer la nuit dans un misérable rancho, construit avec de la boue et des branches sèches, dont le triste squelette s’élevait sur l’un des côtés de la route.

L’habitant de cette déplorable demeure, pauvre diable de péon, dont la vie se passait à garder quelques bestiaux étiques, donna aux voyageurs une franche et cordiale hospitalité. Tout heureux d’avoir quelque chose à offrir, il avait joyeusement partagé avec eux son chargui, — lanières de viande séchée au soleil, — et son harina tostada, — farine rôtie, — le tout arrosé de quelques couis d’une chicha détestable.

Les Français, qui mouraient littéralement de faim, avaient fêté ces comestibles inconnus, auxquels ils n’avaient pas trouvé grande saveur, et après s’être assurés que leurs chevaux avaient une ample provision d’alfalfa et qu’ils ne manqueraient de rien, ils s’étaient couchés, enveloppés dans leurs ponchos, sur un monceau de feuilles sèches, lit délicieux pour des gens fatigués, et qui leur avait procuré un sommeil paisible jusqu’au lendemain.

Au lever du soleil, nos deux aventuriers, toujours accompagnés de leur chien César, qui, tout étonné de cette existence nouvelle, trottait gravement à leurs côtés, avaient sellé leurs chevaux, fait leurs adieux à leur hôte, auquel ils avaient donné quelques réaux pour reconnaître sa gracieuse réception, et s’étaient remis en route, regardant curieusement tous les objets qui s’offraient à leur vue et s’étonnant naïvement de ne pas trouver une plus grande différence entre le Nouveau-Monde et l’Ancien.

La vie qu’ils commençaient, si différente de celle qu’ils avaient menée jusqu’alors, était pour eux pleine de charmes inouïs. Ils étaient heureux comme des écoliers en vacances. Leur poitrine se dilatait à l’air frais et vif des montagnes. Tout prenait à leurs yeux un riant aspect ; en un mot, ils se sentaient vivre.

Il y a trente-cinq lieues environ de Valparaiso à Chile, comme les gens du pays ont l’habitude de nommer la capitale de la République.