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César, livré à lui-même, coupa le campement en ligne droite, traversa le ruisseau et s’enfonça dans la forêt, le museau sur le sol, en remuant la queue avec ce mouvement vif et continu des terre-neuviens lorsqu’ils tiennent une piste.

L’homme et le chien marchèrent ainsi près de trois quarts d’heure, s’arrêtant parfois pour écouter ces mille bruits sans cause connue, qui troublent la nuit le calme du désert, et qui ne sont que le souffle puissant de la nature endormie.

Enfin, après des détours sans nombre, le chien s’accroupit, tourna la tête vers le jeune homme et fit entendre un de ces gémissements plaintifs qui semblent une plainte humaine, et qui sont particuliers à sa race.

Le comte tressaillit ; écartant avec précaution les broussailles et les feuilles, il regarda.

Il retint avec peine un cri de douloureux étonnement au spectacle étrange qui s’offrit à sa vue.

À dix pas à peine de l’endroit où il était embusqué, au centre d’une vaste clairière, une cinquantaine d’Indiens étaient couchés pêle-mêle autour d’un feu mourant, plongés dans le sommeil de l’ivresse, ainsi que le laissaient deviner des outres de peau de chevreau jetées sans ordre sur le sable, les unes pleines d’aguardiente, d’autres éventrées laissant encore échapper quelques gouttes de liqueur bues avidement par la terre desséchée.

Mais ce qui attira surtout l’attention du jeune homme et lui causa une terreur involontaire, ce fut la vue de deux personnes, un homme et une femme, attachées solidement à des arbres, et qui paraissaient en proie à un violent désespoir.

L’homme avait la tête penchée sur la poitrine, ses grands yeux laissaient échapper des larmes, de profonds soupirs s’échappaient de son sein lorsque son regard se portait sur une jeune fille attachée en face de lui, et dont le corps inerte retombait plié sur lui-même.

— Oh ! murmura le comte avec angoisse, don Tadeo de Leon ! mon Dieu ! faites que cette femme ne soit pas sa fille !

Hélas ! c’était elle.

À leurs pieds gisait la Linda garrottée à une énorme poutre.

Le corps de la jeune fille tressaillait parfois, agité par des mouvements nerveux, et ses mains mignonnes aux doigts roses et effilés se serraient convulsivement sur sa poitrine.

Le jeune homme sentit le sang lui refluer au cœur ; oubliant le soin de sa propre conservation, il saisit un pistolet de chaque main et fit un geste pour voler au secours de celle qu’il aimait.

En ce moment une main se posa sur son épaule, et une voix soupira plutôt qu’elle ne murmura à son oreille, ce seul mot :

— Prudence !

Le comte se retourna.

Trangoil Lanec était auprès de lui.

— Prudence ! répéta le jeune homme d’un ton de douloureux reproche, regarde !