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êtres méprisables, des créatures sans cœur, condamnées à être vos très humbles servantes et à souffrir le sourire aux lèvres les insultes dont il vous plaît de nous abreuver ! Oui ! j’ai été pour vous une femme indigne, une épouse infidèle ! mais vous, toujours vous avez été un mari modèle, n’est-ce pas ? jamais, sous le toit conjugal, vous n’avez donné lieu à aucun soupçon, prise à aucune calomnie ? c’est moi qui ai eu tous les torts : vous avez raison, c’est moi qui vous ai volé votre enfant, n’est-ce pas ?

Elle s’arrêta.

Don Tadeo ne bougea pas.

Au bout d’un instant elle reprit :

— Voyons, pas de feinte entre nous, parlons à cœur ouvert pour la dernière fois, soyons francs l’un avec l’autre. À quoi bon employer de vils subterfuges ? Vous êtes prisonnier de votre plus implacable ennemi, les plus affreuses tortures vous attendent ; dans quelques instants peut-être, le supplice qui vous menace fondra sur votre tête altière avec ces horribles raffinements que les Indiens, ces bourreaux experts entre tous, savent inventer pour n’ôter à leur victime la vie que morceau à morceau ; eh bien ! ce supplice, je puis vous le faire éviter ; cette vie que vous ne comptez plus que par secondes, je puis vous la rendre, belle, longue et glorieuse ; en un mot, je puis d’un mot, d’un geste, d’un signe, vous faire libre immédiatement. Antinahuel est absent, cela m’est facile ! je ne vous demande qu’une chose, je me trompe, une parole ; ce mot, dites-le, don Tadeo : où est ma fille ?

Elle s’arrêta haletante.

Don Tadeo haussa les épaules, mais ne répondit pas.

La Linda grinça des dents avec rage, ses traits se contractèrent, son visage devint hideux.

— Oh ! s’écria-t-elle avec un mouvement de fureur, cet homme est une barre de fer ! rien ne peut le toucher, aucune parole n’est assez forte pour l’émouvoir ! démon ! démon ! oh ! que je te déchirerais avec bonheur ! Mais non, reprit-elle au bout d’un instant, j’ai tort, pardonnez-moi, don Tadeo, je ne sais ce que je dis, la douleur me rend folle, ayez pitié de moi, je suis femme, je suis mère, j’adore mon enfant, ma pauvre petite fille que je n’ai pas vue depuis si longtemps, qui a toujours été privée de mes baisers et de mes caresses, rendez-la moi, don Tadeo, je vous bénirai ! Oh ! vous êtes homme, vous avez du courage, la mort ne vous épouvante pas, j’ai eu tort de vous menacer : c’est à votre cœur que je devais m’adresser, à votre cœur qui est noble, qui est généreux ; vous m’auriez comprise, vous auriez eu pitié de moi, car vous êtes bon. Oh ! si vous saviez quelle effroyable souffrance c’est pour une mère d’être privée de son enfant ! Son enfant, c’est son sang, c’est sa chair, c’est sa vie ! Oh ! c’est un crime d’enlever une fille à sa mère !… Don Tadeo, je vous en supplie, rendez-moi mon enfant !… Voyez, je suis à vos genoux, je vous implore, je pleure, don Tadeo, rendez moi mon enfant !…

Elle s’était jetée en sanglotant aux pieds de don Tadeo et avait saisi son poncho.

Celui-ci se retourna froidement, retira son poncho et la repoussa d’un geste plein d’un écrasant mépris, en lui disant d’une voix sombre :