— Je suis celui qui vous a sauvé la vie, il y a quelques minutes. Cela doit suffire.
— Non, dit avec force don Tadeo, car vous cachez vos traits sous un masque, et j’ai le droit de les connaître !
— Peut-être ! fit l’inconnu en ôtant lentement son loup de velours et montrant à don Tadeo, aux rayons blafards de la lune, un visage aux traits mâles et accentués, à la physionomie loyale et sympathique.
— Oh ! mon cœur ne m’avait pas trompé ! s’écria le blessé, don Gregorio Peralta !
— Moi-même, don Tadeo ! répondit le jeune homme, — il avait à peine trente ans, — moi qui ne puis comprendre l’accablement de celui que les Vengeurs ont choisi pour chef !
— Comment savez-vous ? malgré notre amitié je vous avais toujours caché…
— N’étiez-vous pas condamné à mort ? interrompit don Gregorio ; c’est moi que les compagnons ont élu à votre place Roi des ténèbres, c’est-à-dire qu’ils ont mis entre mes mains un pouvoir immense dont, comme vous, je puis disposer sans contrôle. La mort délie du serment de silence imposé aux frères. Votre nom a donc été connu de tous ; j’ignorais que vous fussiez ce chef énergique qui a fait de notre société une puissance, de même que vous, mon ami le plus cher, vous ignoriez que je fusse l’un de vos soldats. Mais, grâce à Dieu ! vous êtes sauvé, don Tadeo ! reprenez votre place. Vous seul pouvez, dans les circonstances présentes, remplir dignement le poste que notre confiance vous a donné. Redevenez le Roi des ténèbres ! Mais, ajouta-t-il d’une voix profonde, souvenez-vous que nous sommes les Vengeurs, que nous devons être sans pitié pour nous comme pour les autres, qu’un sentiment, un seul, doit rester vivace dans notre âme : l’amour de la Patrie !
Il y eut un silence.
Les deux hommes semblaient profondément réfléchir.
Enfin, don Tadeo releva fièrement la tête.
— Merci ! don Gregorio ! dit-il d’une voix ferme en lui serrant la main, merci de vos rudes paroles ! elles m’ont rendu à moi-même ! je serai digne de vous. Don Tadeo de Leon n’existe plus, les sicaires du tyran l’ont cette nuit fusillé sur la place Mayor. Il n’y a plus que le Roi des ténèbres ! le chef implacable des Cœurs Sombres ! Malheur à ceux que Dieu placera sur ma route ! je les broierai sans pitié ! Nous triompherons, don Gregorio, car à compter d’aujourd’hui, je ne suis plus un homme, je suis l’épée vengeresse, l’ange exterminateur qui combat pour la Patrie !
En prononçant ces paroles, don Tadeo avait redressé sa taille imposante. Les traits si beaux et si nobles de son visage s’étaient animés ; ses yeux brillants lançaient des éclairs.
— Oh ! s’écria don Gregorio avec joie, je vous retrouve donc enfin, mon ami ! Oh ! merci ! merci, mon Dieu !
— Oui, frère ! continua le chef, à compter de ce moment la véritable lutte commence entre nous et le tyran, lutte sans pitié, sans trêve ni merci, qui ne s’achèvera que par l’extermination complète de nos ennemis ! Malheur à eux ! malheur !