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— Va dire à celui que tu nommes le toqui des Aucas, qu’un officier supérieur de l’armée chilienne a une communication importante à lui faire.

L’œil de l’Indien étincela sous sa fauve prunelle à cette insulte ; mais reprenant presque aussitôt un visage impassible :

— Je vais m’informer si notre grand toqui est disposé à vous recevoir, dit-il dédaigneusement ; mais je doute qu’il daigne écouter des Chiaplo-Huincas.

— Drôle ! reprit le premier interlocuteur avec colère, hâte-toi de m’obéir, ou sinon…

— Soyez patient, don Gregorio, au nom du ciel ! s’écria un des deux officiers en s’interposant.

L’Ulmen s’était éloigné.

Au bout de quelques minutes il fit du rivage signe aux Chiliens qu’ils pouvaient avancer.

Antinahuel, assis à l’ombre d’un magnifique espino, attendait les parlementaires, entouré de cinq ou six de ses Ulmènes les plus dévoués.

Les trois officiers s’arrêtèrent devant lui et restèrent immobiles sans descendre de cheval.

— Que voulez-vous ? dit-il d’une voix dure.

— Écoutez mes paroles et retenez-les bien, repartit don Gregorio.

— Parlez et soyez bref, dit Antinahuel.

Don Gregorio haussa les épaules avec dédain.

— Don Tadeo de Leon est entre vos mains, dit-il.

— Oui, l’homme auquel vous donnez ce nom est mon prisonnier.

— Fort bien ; si demain à la troisième heure du jour il ne nous est pas rendu sain et sauf, les otages que nous avons pris et plus de quatre-vingts prisonniers qui sont en notre pouvoir seront passés par les armes à la vue des deux camps, sur le bord même de la rivière.

— Vous ferez ce que vous voudrez, cet homme mourra, répondit froidement le chef. Antinahuel n’a qu’une parole : il a juré de tuer son ennemi, il le tuera.

— Ah ! c’est ainsi ? eh bien, moi, don Gregorio Peralta, je vous jure que de mon côté je tiendrai strictement la promesse que je viens de vous faire.

Et tournant bride subitement, il s’éloigna suivi de ses deux compagnons.

Cependant il entrait plus de bravade que d’autre chose dans la menace faite par Antinahuel ; si l’orgueil ne l’avait pas retenu, il aurait renoué l’entretien, car il savait que don Gregorio n’hésiterait pas à faire ce dont il l’avait menacé.

Le chef regagna tout pensif son camp et entra sous son toldo.

La Linda, assise dans un coin sur des pellones, réfléchissait ; doña Rosario s’était laissée aller au sommeil.

À la vue de la jeune fille, je ne sais quelle émotion éprouva le chef, mais le sang reflua avec force à son cœur, et s’élançant vers elle, il imprima un ardent baiser sur ses lèvres entrouvertes.

Doña Rosario se réveilla en sursaut, bondit à l’autre extrémité du toldo en poussant un cri d’épouvante, et jeta autour d’elle un regard vague, comme