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Le blessé secoua tristement la tête.

— Vous, don Tadeo ! dont les orages révolutionnaires ne sont jamais parvenus à courber le front altier ; vous qui, dans les circonstances les plus critiques, êtes toujours resté fort ; vous voici, pâle et abattu, sans foi dans le présent, sans espoir dans l’avenir, sans force et sans courage, devant les vaines menaces d’une femme !

— Cette femme, répondit-il sourdement, a toujours été mon mauvais génie. C’est un démon !

— Et quand bien même, s’écria énergiquement l’inconnu, cette femme réussirait à ourdir de nouveau contre vous une de ces trames infâmes dont elle a l’habitude, l’homme de cœur grandit dans la lutte ! Oubliez ces haines impuissantes qui ne sauraient vous atteindre ; souvenez-vous de ce que vous êtes, remontez à la hauteur de la mission qui vous est imposée !

— Que voulez-vous dire ?

— Ne me comprenez-vous pas ? croyez-vous que Dieu qui vous a, cette nuit, fait miraculeusement échapper à la mort, n’a pas sur vous de grands desseins ?… Frère ! ajouta-t-il avec autorité, cette existence qui vous a été rendue n’est plus à vous ; elle appartient à la Patrie !

Il y eut un long silence.

Don Tadeo semblait en proie à un profond désespoir.

Enfin, il regarda l’inconnu et lui dit avec un découragement amer :

— Que faire ? le ciel m’est témoin que mon seul désir, mon seul bonheur, serait de voir mon pays libre. Mais, depuis près de vingt ans que nous luttons, nous n’avons fait, hélas ! que passer d’une tyrannie à une autre, rivant chaque fois davantage les chaînes qui nous accablent ! Non ! le ciel lui-même semble nous défendre de lutter plus longtemps contre une destinée implacable. Vous savez par expérience que l’on ne peut avec des esclaves improviser des citoyens. La servitude étiole le moral, avilit l’âme, dégrade le cœur ; bien des générations se succéderont encore dans cette malheureuse contrée, avant que ses habitants soient aptes à former un peuple !

— De quel droit sondez-vous les desseins de la Providence ? reprit l’inconnu d’une voix imposante ; savez-vous ce qu’elle nous réserve ? qui vous dit que le triomphe passager de nos oppresseurs ne leur est pas accordé par Dieu, dans sa sagesse incommensurable, afin de rendre plus tard leur chute plus terrible ?

Don Tadeo, rendu à lui-même par les mâles accents de cette voix, se redressa fièrement et regardant attentivement son interlocuteur :

— Qui donc êtes-vous ? dit-il, vous dont la voix sympathique a remué les fibres les plus secrètes de mon cœur ! qui vous autorise à me parler ainsi ? Répondez ! Qui êtes-vous ?

— Que vous importe qui je suis ? répondit impassiblement l’inconnu, si je parviens à vous persuader que tout est loin d’être perdu, et que cette liberté que vous croyez à jamais détruite n’a jamais été aussi près de triompher, qu’il ne suffit peut-être que d’un sublime effort pour la reconquérir !

— Mais encore ? fit le blessé en insistant.