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de cœur, votre dévouement me rend tout mon courage ; vous resterez avec moi, et lorsque le moment sera venu, vous me guiderez vers ma fille.

— Je le ferai ; mon père peut compter sur moi, répondit simplement l’Indien.

— J’y compte, Joan ; ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai apprécié votre noble et excellente nature ; restez ici près de moi, nous parlerons de nos amis : c’est en nous entretenant d’eux que nous tâcherons d’oublier les tristesses de l’absence.

— Je suis à mon père comme le cheval est au guerrier qui le monte, répondit respectueusement Joan.

Et, après avoir salué don Tadeo, il se prépara à se retirer.

— Un instant, dit celui-ci en frappant dans ses mains.

Un serviteur parut.

— J’ordonne, dit don Tadeo d’un accent impérieux, que l’on ait les plus grands égards pour ce guerrier ; il est mon ami, il est libre de faire ce qu’il voudra : tout ce qu’il demandera, j’entends qu’on le lui donne. Et, se tournant vers Joan : Maintenant, allez, mon ami.

Le guerrier indien sortit avec le domestique.

— Nature d’élite ! se dit Tadeo tout rêveur.

— Oh ! oui, fit don Ramon d’une voix hypocrite, c’est un bien digne homme, pour un sauvage !

Le Roi des Ténèbres fut rappelé à lui-même par cette voix qui venait subitement mêler ses notes criardes au milieu de ses pensées.

Ses yeux tombèrent sur le sénateur auquel il ne songeait plus et qui le regardait d’un air béat.

— Ah ! dit-il, je vous avais oublié, don Ramon.

Celui-ci se mordit la langue et se repentit, mais trop tard, de son exclamation hors de saison.

— Ne me disiez-vous pas, reprit don Tadeo, que vous payeriez bien cher pour être à votre hacienda ?

Le sénateur hocha la tête affirmativement ; il craignait de se compromettre en formulant plus clairement sa pensée.

— Je vous offre alors, continua don Tadeo, de vous rendre ce bonheur auquel vous aspirez, mais que déjà vous commencez à désespérer d’atteindre jamais. Vous allez à l’instant partir pour Concepcion.

— Moi ?

— Oui, vous. Arrivé à Concepcion, vous remettrez ce papier au général Fuentès, qui commande les troupes de cette province ; puis, cette mission remplie, vous serez libre d’aller où bon vous semblera ; seulement, faites attention qu’on vous surveillera de près, et que si je ne reçois pas de réponse du général Fuentès, je vous retrouverai facilement, et alors nous aurons à régler ensemble un compte très sérieux.

Pendant ces paroles, le sénateur avait donné les marques de la plus grande agitation : il avait rougi, blêmi, il s’était tourné de cent façons différentes, ne sachant quelle contenance tenir.