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Il comprit que, si grands que soient les intérêts privés, ils sont bien petits, comparés à ceux de tout un peuple ; qu’il est beau de les lui sacrifier, et que celui qui sait bravement mourir pour le salut de ses concitoyens remplit une sainte et noble mission !

Son parti fut pris sans arrière-pensée.

Vaincre d’abord l’ennemi commun, ne pas tromper l’espoir qu’on mettait si naïvement en lui ; puis, lorsque l’hydre de la guerre civile serait abattu, si, la lutte terminée, il était debout encore, il songerait à sa fille qui, du reste, n’était pas abandonnée sans défenseurs, puisque deux nobles cœurs s’étaient dévoués pour la sauver.

Il poussa un profond soupir et passa la main sur son front, comme pour en arracher la pensée de son enfant qui le poursuivait sans cesse.

Cette marque de faiblesse fut la dernière.

Il redressa fièrement la tête et salua en souriant les groupes joyeux qui se pressaient sur son passage en battant des mains et en criant : « Vive le Chili ! »

Il arriva, ainsi escorté, jusqu’au cabildo.

Il mit pied à terre, monta l’escalier du palais et se retourna vers la foule.

L’immense place était pavée de têtes. Les fenêtres de toutes les maisons regorgeaient de monde ; il y en avait de grimpés jusque sur les azoteas, et toute cette foule poussait des cris de joie assourdissants.

Don Tadeo vit qu’on attendait qu’il prononçât quelques mots.

Il fit un geste.

Un silence profond régna immédiatement dans la multitude.

— Mes chers concitoyens ! dit le Roi des Ténèbres d’une voix haute, claire et parfaitement accentuée, qui fut entendue de tous, mon cœur est touché, plus que je ne saurais l’exprimer, de la marque extraordinaire de sympathie que vous avez voulu me donner. Je ne tromperai pas la confiance que vous mettez en moi. Toujours vous me verrez au premier rang de ceux qui combattront pour votre liberté. Soyons tous unis pour le salut de la Patrie, et le tyran ne parviendra pas à nous vaincre !

Cette chaleureuse allocution fut accueillie par de longs bravos, et des cris prolongés de : « Vive le Chili ! Vive la Patrie ! »

Don Tadeo entra dans le palais.

Il y trouva réunis les officiers supérieurs des troupes cantonnées dans la province, les alcades et les principaux chefs des Cœurs Sombres qui l’attendaient.

Tous ces personnages se levèrent à son arrivée et s’inclinèrent devant lui.

Depuis que le Roi des Ténèbres s’était retrempé dans l’enthousiasme populaire, il avait ressaisi toutes ses facultés.

L’esprit avait fini par dominer la matière ; il n’éprouvait plus aucune fatigue ; ses idées étaient aussi claires et aussi lucides que si, une heure auparavant, il n’avait pas été en proie à une crise terrible.

Il entra dans le cercle formé par les assistants, et les invitant d’un geste à s’asseoir :

— Caballeros ! dit-il, je suis heureux de vous voir réunis au cabildo. Les