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Don Tadeo avait de Maria une fille, fruit du premier temps de leur amour, blonde enfant à la tête de chérubin, âgée maintenant de quinze ans à peine, qu’il s’était pris à chérir de la force de toutes les souffrances que sa mère lui infligeait. Il frémit en songeant à l’avenir effroyable qui s’ouvrait devant cette innocente créature.

Depuis quatre ans déjà, il s’était séparé de sa femme. Celle-ci ne mettant plus de frein à ses débordements, s’était plongée dans les scandales d’une vie où chaque pas était un crime.

Don Tadeo se présenta un jour à l’improviste chez sa femme et s’empara de sa fille, sans dire un mot de ses intentions ultérieures. Depuis cette époque, — dix ans à peu près, — jamais la courtisane n’avait revu son enfant.

Alors une révolution étrange s’était opérée dans cette femme ; un sentiment nouveau avait, pour ainsi dire, germé dans son âme. Chose qui ne lui était pas encore arrivée, elle avait senti battre son cœur au souvenir de l’ange qu’on lui avait ravi.

Quel était ce sentiment ?

Elle l’ignorait elle-même.

Elle voulait absolument revoir son enfant.

Pendant cinq ans, elle lutta sourdement contre don Tadeo, pour que sa fille lui fût rendue.

Le père resta sourd-muet.

Elle ne put rien savoir.

Don Tadeo qui, depuis qu’il ne l’aimait plus, avait étudié avec soin le caractère de la femme dont il s’était fait une implacable ennemie, avait pris ses précautions avec tant de prudence que toutes les recherches de dona Maria échouèrent, et toutes ses tentatives pour obtenir une entrevue restèrent sans résultat.

Elle se figura qu’il craignait de faiblir en se retrouvant en face d’elle, et elle résolut, coûte que coûte, de le contraindre à cette entrevue à laquelle rien n’avait pu le faire consentir.

Voici quelle était, au moment où nous les mettons en scène, la position des deux personnages qui, pour la dernière fois sans doute, se retrouvaient vis-à-vis l’un de l’autre.

Position suprême pour tous deux ; lutte inégale entre un homme blessé et proscrit et une femme ardente, outragée, qui, semblable à la lionne à laquelle on a ravi ses petits, était résolue à réussir quand même, et à obliger l’homme qu’elle avait su contraindre à l’entendre à lui rendre sa fille.

Don Tadeo se tourna vers elle :

— J’attends, dit-il.

— Vous attendez ? répondit-elle avec un sourire charmant, qu’attendez-vous donc ?

— Les assassins que vous avez sans doute apostés près d’ici, au cas probable où je ne voudrais pas répondre à vos questions sur votre fille.

— Oh ! fit-elle avec un geste de répulsion, se peut-il, don Tadeo, que vous ayez de moi une opinion aussi mauvaise ? comment pouvez-vous feindre de croire, qu’après vous avoir sauvé, je vous livre à ceux qui vous ont proscrit ?