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— Je ne répondrai pas aux récriminations déguisées que vous m’adressez ; j’espère vous prouver par mes actes que…

— Laissons là, interrompit-elle violemment, ces banalités dont ni vous ni moi ne croyons un mot ; si l’amour ne peut plus nous unir, que la haine soit le lien qui nous attache l’un à l’autre ; nous avons le même ennemi.

— Don Tadeo de Leon ! fit-il avec colère.

— Oui, don Tadeo de Leon, celui qui, il y a quelques jours à peine, nous a abreuvés de tant d’humiliations.

— Mais je suis libre aujourd’hui ! s’écria-t-il avec un accent terrible.

— Grâce à moi, dit-elle avec intention, car tous vos lâches partisans vous avaient abandonné.

— Oui, répondit-il, c’est vrai, vous seule m’êtes restée fidèle.

— Les femmes sont ainsi, elles ne comprennent pas les sentiments bâtards : chez elles, tout est franchement dessiné, elles aiment ou elles haïssent ; mais assez sur ce chapitre, il faut vous hâter de profiter de votre liberté : vous connaissez l’habileté et la froide bravoure de votre ennemi, si vous lui en donnez le temps, en peu de jours il deviendra un colosse dont il vous sera impossible de saper les larges bases de granit.

— Oui, murmura-t-il comme en se parlant à lui-même, je le sais, je le sens, hésiter, c’est tout perdre ! mais que faire ?

— Ne pas se désespérer d’abord, et examiner tout ce qui se passera ici. Oh ! ajouta-t-elle en penchant la tête en avant, entendez-vous ce bruit ? c’est peut-être le secours que nous attendons qui nous arrive.

Il se fit un grand mouvement dans le bois : c’était l’escorte de don Ramon qui était entourée et faite prisonnière par les Indiens.

Antinahuel apparut, amenant un personnage que les deux interlocuteurs reconnurent aussitôt.

Cet homme était don Ramon Sandias.

En apercevant la Linda, il fit un saut de frayeur, et si le chef ne l’avait pas retenu, il se serait enfui, au risque de se faire tuer par les Indiens.

— Misérable ! s’écria le général en lui serrant la gorge.

— Arrêtez, dit la Linda en dégageant le sénateur plus mort que vif.

— Comment, vous défendez cet homme ! s’écria le général au comble de l’étonnement, vous ne savez donc pas qui il est ? Non seulement il m’a indignement trahi avec son complice Cornejo, mais encore c’est lui qui vous a fait cette affreuse blessure.

— Je sais tout cela, répondit la Linda avec un sourire qui donna la chair de poule au pauvre diable, qui crut sa dernière heure arrivée, mais, continua-t-elle, la religion commande l’oubli et le pardon des injures : j’oublie et je pardonne à don Ramon Sandias, et vous ferez comme moi, don Pancho.

— Mais… voulut-il dire.

— Vous ferez comme moi, reprit-elle de sa voix la plus calme, avec un regard significatif.

Le général comprit que la Linda avait une idée, il n’insista pas.

— Bon, dit-il, puisque vous le désirez, doña Maria, je pardonne comme vous ; tenez, don Ramon, voici ma main, ajouta-t-il en la lui tendant.