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Don Pancho, presque immédiatement pansé, revint promptement à lui.

Son premier mouvement fut de chercher à savoir ou il était et de s’informer de ce qui s’était passé.

Antinahuel le lui dit :

— Quelle conduite tiendra mon frère ? lui demanda le général.

— Le Grand Aigle a ma parole, répondit le chef avec un regard louche ; qu’il tienne sa parole, je tiendrai la mienne.

— Je n’ai pas la langue double, dit le général : que je revienne au pouvoir et je restituerai au peuple araucan le territoire qui lui a appartenu.

— Alors, que mon père ordonne, j’obéirai, reprit Antinahuel.

Un sourire d’orgueil plissa la lèvre dédaigneuse du général ; il comprit que tout n’était pas encore fini pour lui et se prépara à jouer hardiment cette dernière partie, d’où dépendait sa fortune ou sa perte.

— Où sommes-nous ? demanda-t-il.

— Embusqués en face des visages pâles qui nous ont si rudement salués, il y a une heure, à notre entrée dans la plaine.

— Et que prétend mon frère ?

— M’emparer d’eux, répondit Antinahuel, ces hommes mourront.

Sur ces derniers mots, il salua le général et se retira.

Après son départ, don Pancho resta plongé dans une sombre mélancolie ; cette obstination des Aucas à réduire une poignée d’aventuriers, dont la résistance serait longue sans doute, pouvait faire manquer le plan que déjà il mûrissait dans sa tête, en donnant aux patriotes le temps de se préparer à cette lutte nouvelle.

Pour la réussite de ses projets, la célérité était la condition sine qua non, et il maudissait l’orgueil des Indiens, qui leur faisait sacrifier à une vaine entreprise, sans autre intérêt que la mort de quelques hommes, des questions pour lui d’un si haut intérêt.

La tête tristement appuyée sur la main, il se plongeait dans ses réflexions lorsqu’il sentit qu’on le tirait légèrement par son habit.

Il se retourna avec surprise et retint un cri d’horreur.

C’était doña Maria, les vêtements déchirés et maculés de sang et de boue, le visage enveloppé de compresses et de linges sanglants.

La courtisane devina l’impression qu’elle avait produite sur l’homme que jusqu’à ce moment elle avait tenu courbé devant elle, obéissant à ses moindres caprices ; elle comprit qu’avec la beauté s’était en allé l’amour ; un sourire amer crispa ses lèvres.

— Je vous fais horreur, don Pancho ? dit-elle d’une voix lente, avec un accent de tristesse indéfinissable.

— Madame ! fit vivement le général.

Elle l’interrompit.

— Ne vous abaissez pas à un mensonge indigne de vous et de moi. Qu’a d’étonnant ce qui se passe ? n’en est-il pas toujours ainsi ?

— Madame, croyez bien…

— Vous ne m’aimez plus, vous dis-je, don Pancho. Je suis laide, à présent, reprit-elle avec amertume ; du reste, ne vous ai-je pas tout sacrifié ? il ne me restait plus que ma beauté, je vous l’ai donnée avec joie.