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— Mon père me pardonnera, répondit respectueusement Joan, je n’ai été prévenu que cette nuit et ma tolderia est éloignée.

— Bon, reprit le chef, je sais que mon fils est prudent ; combien de lances amène-t-il avec lui ?

Guaranca ! — mille.

Ainsi qu’on le voit, Joan doublait bravement le nombre de ses soldats, mais il ne faisait en cela que suivre les instructions de Curumilla.

— Oh ! oh ! fit le toqui avec joie, on peut venir tard quand on amène une troupe aussi nombreuse.

— Mon père sait que je lui suis dévoué, répondit hypocritement l’Indien.

— Je le sais, mon fils est un brave guerrier ; a-t-il vu les Huincas ?

— Je les ai vus,

— Sont-ils loin ?

— Non, ils arrivent ; dans isthenalliaganta, — moins d’une heure, — ils seront ici.

— Nous n’avons pas un instant à perdre ; mon fils s’embusquera de chaque côté du cañon, proche du cactus brûlé.

— Bon, cela sera fait ; que mon père s’en rapporte à moi.

En ce moment, la troupe des faux Indiens parut à l’entrée du défilé, dans lequel elle entra résolument à l’exemple de son chef.

La circonstance était critique. La moindre hésitation de la part des Espagnols pouvait, en découvrant l’imposture, causer la perte de tous.

— Que mon fils fasse diligence, dit Antinahuel.

Et il regagna son poste.

Joan et ses hommes prirent le galop ; ils étaient alors surveillés par mille ou quinze cents espions invisibles qui, au moindre soupçon, au premier geste suspect, les auraient massacrés sans rémission.

Il fallait une prudence extrême.

Joan, après avoir fait mettre pied à terre à ses hommes et cacher ses chevaux en arrière, dans un coude naturel formé par le lit de la rivière, les distribua avec le plus grand calme et une désinvolture capable de bannir à jamais tous les soupçons dans l’esprit du chef, si par hasard il en avait eu.

Dix minutes plus tard, le défilé paraissait aussi solitaire qu’auparavant.

Joan avait à peine fait quelques pas dans les buissons, afin de reconnaître les environs du poste qu’il occupait, qu’une main se posa sur son épaule.

Il se retourna en tressaillant.

Curumilla était devant lui.

— Bon, murmura celui-ci d’une voix basse comme un souffle, mon fils est loyal, qu’il me suive avec ses hommes.

Joan fit un geste d’assentiment.

Alors, avec des précautions extrêmes et en gardant le plus grand silence, trois cente hommes commencèrent à escalader les rochers à la suite de l’Ulmen.

Curumilla les distribua dans plusieurs directions, de façon qu’il établit une double ligne de soldats qui formaient un large cercle autour du poste choisi par Antinahuel pour le bivouac de l’élite de sa troupe.