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avons essayé de donner une idée au lecteur, sortait insensiblement de l’épais manteau de brume qui le couvrait et se déchirait aux pointes aiguës des rochers ou aux hautes branches des arbres. Le plus grand silence régnait dans le cañon qui semblait plongé dans la plus profonde solitude.

Au plus haut des airs, des troupes d’énormes vautours chauves des Andes tournoyaient lentement au-dessus du défilé. Parfois, au milieu d’un taillis, perchée en équilibre sur la pointe d’un roc, une vigogne dressait sa tête intelligente, humait l’air avec inquiétude et disparaissait.

L’homme auquel il aurait été donné en ce moment de planer auprès des vautours, aurait joui d’un spectacle étrange et d’un intérêt saisissant.

Il eût compris au premier coup d’œil que ce silence trompeur et cette solitude factice cachaient un orage terrible.

Cet endroit si solitaire en apparence était littéralement gorgé de monde.

Antinahuel, ainsi qu’il l’avait annoncé au Cerf Noir, s’était rendu au défilé dont il prétendait défendre le passage contre les Espagnols.

Le toqui, en chef expérimenté, avait établi son bivouac sur les versants des deux murailles, à une certaine hauteur du lit desséché de la rivière.

Vers le soir, le Cerf Noir parut à la tête de quinze cents guerriers.

Antinahuel les embusqua à droite et à gauche de la route, de manière à ce qu’ils fussent invisibles, leur recommandant de se borner à faire glisser du poste élevé qu’ils occupaient des quartiers de roc sur leurs ennemis, et surtout de ne pas descendre pour en venir à l’arme blanche.

Ces diverses dispositions furent assez longues à prendre.

Il était plus de deux heures du matin avant que chacun fût convenablement installé.

Antinahuel, suivi pas à pas par la Linda, qui voulait tout voir par elle-même, visita les postes, donna des instructions nettes et précises aux Ulmènes, puis, il regagna le bivouac qu’il avait choisi et qui formait l’avant-garde de l’embuscade.

— À présent, qu’allons-nous faire ? lui demanda doña Maria.

— Attendre, répondit-il.

Et, s’enveloppant dans son poncho, il s’étendit sur le sol et ferma les yeux.

La Linda, à laquelle on avait construit une espèce de cabane en branchages entrelacés, se retira sous cet abri afin de prendre quelques heures d’un repos que les fatigues des jours passés lui rendaient nécessaire.

De leur côté, les Espagnols s’étaient mis en route un peu avant le lever du soleil.

Ils formaient une troupe compacte de cinq cents cavaliers, au centre de laquelle s’avançait sans armes, entre deux lanceros chargés de lui brûler la cervelle au moindre geste suspect, le général Bustamente, le front pâle, le sourcil froncé et l’air pensif.

En avant de cette troupe, il y en avait une autre d’une force presque égale ; celle-là était en apparence composée d’Indiens.

Nous disons en apparence, parce que ces hommes étaient en réalité des Chiliens ; mais leur costume araucan, leur armement, et jusqu’aux caparaçons